« Laissez-moi être fatigué, être inadapté / Laissez-moi être un problème pour ceux qui veulent me soumettre. »
Alien, Milk Coffee & Sugar

Inadaptées, inaptes, indéterminées ou inachevées. Pourquoi relier trans* et crip ? Il existe plusieurs éléments de réponse, à commencer par le fait qu’on parle souvent des mêmes personnes : les personnes trans ont 2 à 4 fois plus de probabilité d’être handies, le plus souvent neurodivergentes (James et alii 2020 ; Baril et alii 2020). En tant que classe politique, les personnes crip et trans* partageons : des restrictions de libertés, de l’hostilité dans les toilettes publiques, des barreaux de prisons, et des institutions où nous sommes surreprésentées − sans parler de la rue où nombre d’entre nous se retrouvent à vivre, exposées aux éléments comme à la brutalité.

Mais plutôt qu’un rapprochement négatif ancré dans l’oppression et la pitié, les activismes et les études trans*crip proposent de penser une rébellion commune : et si nous refusions d’être décrit·es comme des esprits enfermés dans des mauvais corps ? Et si nous nous pensions plutôt comme des corps qui refusent leurs enfermements, tant dans les prisons, les hôpitaux, que dans les binarités, qu’elles soient de genre ou d’état de santé ? Trans*er/cripper, c’est désobéir au système sexo-validiste qui prétend nous réduire à la (re)productivité (Blanquer 2022). C’est résister publiquement et quotidiennement : parades queers, revendications de la monstruosité, activismes virtuels, fauteuils roulants agrémentés de piques…

L’articulation trans*crip permet des lectures croisées.

Crip, en tant que dissidence à la norme valide, est parfois aussi trans*, dissidence à la norme de genre. Ainsi des trois « genres » aux toilettes : hommes, femmes, et personnes à mobilité réduite. − Inversement, trans*, qui implique parfois des transitions hormonales, chirurgicales, administratives, est aussi souvent crip, qui implique souvent une lutte contre le complexe médical industriel.

Loin d’être de simples consommateurs de l’industrie pharmaceutique, les corps trans*crip tentent souvent de résister à la médecine normative. Cette dernière a un idéal : le « rétablissement », la guérison qui aboutit au passing (valide et/ou cisgenre), tout en imposant la stérilisation (requise pour les personnes trans* jusqu’en 2016 en France ; encore forcée sur bon nombre de personnes handicapées aujourd’hui). La confrontation trans*crip à ce système crée une réappropriation via des pratiques do-it-yourself de soin communautaire : traitements fabriqués illégalement, entraide par les pairs, alliances avec des soignant-es dissident-es, prothèses bricolées.

Trans* et crip, dans leur convergence, compliquent ainsi le projet de recrutement par les lgbt-nationalismes et les handinationalismes (Clare 2013 ; Puar 2017) : elles refusent de payer le prix de l’intégration, qui consisterait à devenir lisibles et contrôlables, administrativement comme médicalement.

C’est la leçon importante des études handies décoloniales et trans-of-color que de rappeler que de nombreuses vies trans*crip restent souvent, volontairement ou involontairement, en-deçà des systèmes de reconnaissance politique, administrative et médicale (du handicap/des transitions), qui recrutent prioritairement les corps blancs et hétéronormés (Meekosha 2011 ; Gill-Peterson 2018). Indétectées par ces systèmes d’administration, les vies trans*crip sont des puissances « fugitives » (Snorton 2017) qui contestent les étaux du genre, de la race, de la validité et de leurs solidarités.

De ces expériences partagées, non seulement d’avoir été laissées pour compte voire sacrifiées à l’autel de différentes luttes, d’être la cinquième roue gênante du fauteuil, mais aussi de chercher à échapper aux catégories de l’intégration néolibérale, surgit un appel à des coalitions dépassant les axes d’oppression.

L’astérisque de trans * signale un appel à la coalition : trans*, non seulement pour transgenres et transsexuel-les, mais aussi pour trans*fugitif-ves (pour celleux qui cherchent à échapper aux prédations des catégories), trans*espèces (pour celleux qui luttent aux côtés des pas-qu’humains), trans*pédégouines (pour celleux qui s’allient dans des configurations queers indociles). De même, les futurs dévalidés et crip invitent à penser une alliance trans*classe : dans le monde toxique du capitalisme extractiviste, la prédation du capital n’épargne personne et nous ne sommes toustes que temporairement non-handicapées.

Et si nous nous embarquions dans le projet de désobéir aux « scripts » linéaires-productivistes de la vie bonne, qui veulent que l’on passe de l’enfance (insouciante-mais-déjà-genrée), à l’adolescence (sexualisée), à la vie adulte (productive), à la parentalité (reproductive), à la retraite (improductive) ? Et si, à la place, nous pouvions revivre nos adolescences à tout âge ? Et si nous pouvions nous retirer de la productivité économique sans être « retraitées/éjectées » de la vie sociale ? Et si nos répétitions, nos écholalies, nos tics et nos tocs, nos agitations étaient autant de chances de faire bégayer le temps de l’efficacité forcée ?

Références

Baril, A, Pullen Sansfaçon, A. et Gelly, M. A.
« Au-delà des apparences : quand le handicap croise l’identité de genre », Canadian Journal of Disability Studies, vol. 9.4, 2020.

Blanquer, Z. Nos existences handies.
Monstrograph, 2022.

Chen, M. Y. « Agitation » (2018), traduit de l’anglais par emma b., pourunatlasdesfigures.net, 2023.

Clare, E. « Body Shame, Body Pride: Lessons from the Disability Rights Movement » in Stryker, S. and Aizura, A. (eds.), The Transgender Studies Reader vol. 2, Routledge, 2013.

Gill-Peterson, J. « Trans of color critique before transsexuality », Transgender Studies Quarterly 5.4 (2018).

James, H. A., et al. « A community-based study of demographics, medical and psychiatric conditions, and gender dysphoria/incongruence treatment in transgender/gender diverse individuals », Biology of Sex Differences, #11, 2020.

Maier, S., Hsu, V. J., Cedillo, C. V., & Yergeau, M. R. « Faites entrer les fractales ! Une (trans)(crip)tion », (2020), traduit de l’anglais par Lucas Aloyse Fritz & Emma B., Trou noir, #21, février 2022.

Meekosha, H. « Decolonising disability: Thinking and acting globally ». Disability & Society, vol. 26.6, 2011.

Puar, J. K. The Right to Maim. Duke University Press, 2017.

Snorton, C. R. Black on Both Sides: A Racial History of Trans Identity. University of Minnesota Press, 2017.