Puisqu’il faut bien entrer quelque part, nous pouvons suivre les pas de la philosophe et militante autiste Nick Walker, l’une des premières à avoir tracé les lignes d’une lutte neuroqueer. Elle nous dit ainsi qu’être neuroqueer c’est :
« 1. Être à la fois neurodivergentE et queer, avec un certain degré de conscience et/ou d’exploration active de la manière dont ces deux aspects de l’être s’entremêlent et inter-
agissent (ou sont, peut-être, mutuellement constitutifs et inséparables).» (Walker 2021)
2. Il peut s’agir par exemple du fait d’être lesbienne (queer) et autiste (neurodivergent) et/ou trans (queer) et hyperactif.ve (neurodivergent). Mais cet ordre d’idée est bien entendu un ordre de grandeur un peu grossier. Neuro et queer se reflètent et se diffractent comme à travers une fractale (Yergeau et al. 2020), étendant leurs lignes en tous sens. Nick Walker détaille des pratiques « neuroqueer » qui étendent le terme au-delà de la dimension identitaire, et qui envisage neuroqueeriser comme un verbe. Neuroquerriser, c’est ainsi :
« 3. S’engager dans des pratiques visant à défaire et à subvertir son propre conditionnement culturel et ses habitudes enracinées de performance neuronormative et hétéronormative » (Walker 2021).
Nous allons suivre les lignes de ce terme : suivre ces « entremêlements » et ces « enracinements » entre queerité et neurodiversité. Sur la terre comme sur le cerveau, il s’agit ainsi de suivre des lignes, de tracer des sillons, de les déraciner et de les nouer.
Proposons la synthèse fractale suivante, en disant que neuroqueer permet :
1/ de mettre en parallèle les similitudes entre les vécus des personnes queer et ceux des personnes neurodivergentes (neuroD), notamment leur vécu d’aliénation, de stigmatisation et de souligner l’isomorphisme des stratégies de solidarité mises en œuvre (Singer 2015) [neuroD ET queer].
2/ de mettre en réciprocité la diversité de fonctionnement neurologique du corps, l’hypersensorialité, la diversité des modes d’oralisation, avec les vécues physiques et psychiques de la sexualité, l’expérience de la jouissance, l’identification et l’orientation vers et depuis un ou plusieurs genres (Maroney et Mendes 2019) [neuroD DANS queer et Queer DANS NeuroD].
3/ de signaler les convergences discursives entre mouvements sociaux (notamment trans et autistes) dans leurs luttes contre la psychiatrisation de la différence et contre les dispositifs de normalisation basées sur des arguments de sciences naturelles (Walker 2021) [neuroD AVEC queer].
4/ d’aborder des particularités de vécues des personnes neuroD parmi les communautés queer et vice versa, dans un mouvement dialectique d’intégration des différences individuelles et de redéfinition des frontières collectives (Yergeau 2017). [neuroD PARMI queer].
Quoiqu’essentielles, ces liaisons fractales restent incomplètes en l’absence d’une dernière dimension du lien entre queer et neuroD : neuroD COMME queer. Il s’agit d’une dimension que l’on peut qualifier de symbiotique − mot qui étymologiquement renvoie à ce qui est en « en commun », « ensemble » : à la fois queer comme possible de la neurodiversité, comme performance (l’identité neurodivergente comme identité queer) et neurodiversité comme origine, comme archéologie du queer (l’identité queer est d’ores et déjà neurodivergente).
Ici nous postulons que queer (du moyen bas-allemand qver : oblique, pas droit, divergent) et neuroD ont et seront toujours « ensemble » : être queer est toujours d’ores et déjà être neurodivergent. Parmi les symbioses queer et neuroD, nous pouvons ainsi noter :
− les gestuels et les interactions neuroD comme expression d’une identité queer : nous pouvons penser au stimming, aux gestes de régulations sensorielles (agitation des mains, balancements…) qui à la fois permettent de réguler l’individu et matérialisent et transgressent les normes d’usage du corps dans l’espace public. Pensons aux pratiques de neuro-clowning (Antillon 2016) ou bien à l’orchestration collective et volontaire de ces performances de mise en échec des normes, comme à travers le mouvement des mains bruyantes (Bascom 2011). Pensons aussi à des façons autistes d’occuper l’espace avec les conférences autistes d’Autscape, à ces pratiques d’accessibilités basées notamment sur l’usage de pictogrammes ou sur des échanges de cadeaux sensoriels (Sinclair 2005).
− le rôle central du disfonctionnement et de la maladresse dans l’identité queer. Pensons à l’art queer de l’échec de Jack Halberstram (2007). Son travail pose l’échec comme une pratique politique queer : une résistance aux injonctions de réussite dans une société où le succès est défini par des normes capitalistes (la maison, la voiture, le gros salaire) et sexistes (la famille hétérosexuelle) mais aussi, sur un plan plus intime, une incapacité à observer la bonne ligne de conduite, un échec à se saisir de ces normes et de les assimiler. Être queer c’est avoir, avec les neuroD, une maladresse en commun, une amnésie et une désorientation en semblable : être queer c’est d’ores et déjà être lié à la neurodiversité.
Tentons d’ajouter un dernier point, sur la dimension symbiotique de queer et de neuroD : que l’on fasse bruiter les mains ou que la réalité des normes nous échappe des mains, ce dont on fait l’expérience dans la symbiose neuroqueer est celle d’un corps qui refuse de suivre la direction que les sociétés capitalistes ont, de tout temps, prévu pour lui.
La main du stimming ne fait pas que réguler les sensations ou signifier la norme : elle met en scène un usage de la main qui va à l’encontre de ce que le capitalisme a prévu pour cet organe. C’est une main sans maîtrise, une main qui ne fait pas main basse, ni mainmise : une main qui déroge à cette sorte de prescription neurodéveloppementale et civilisationnelle de liberté d’outiller, d’exercer sa prise et son emprise (Leroi-Gourhan 1957).
La main qui s’emberlificote autour de ses fractales a en commun avec celle qui suit les contours de sexualités hors normes (pas du bon sexe, pas de la bonne couleur de peau, pas du bon corps) de transgresser la ligne qui démarque l’humain du non-humain, le manipulable et le manipulé, le sujet et l’objet. Il s’agit donc peut-être de nouer le terme de neuroqueer au-delà de l’humain : non pas avec l’écologie mais bien comme écologie, entremêlée avec elle.
Si les lignes neuroqueer puisent leur origine dans les mouvements sociaux des personnes neuroD et notamment autistes, celles-ci se prolongent dans de multiples sens, humains et non-humains, archéologiques et futures : ils viennent nouer ensemble le destin des minorités de genre et de sexe, celui des neuro-tribus (Silberman 2015) et celui des vivants terrestres afin de former « des manières de vivre et de mourir tissées, tressées, tentaculaires, en des jeux de ficelle multispécifiques » (Harraway, 2020).
Bibliographie
Antillon, S. (2016) Performing Failure: Integrating Clowning and Play into the Neuroqueering Project. http://neuroqueer.blogspot.com/2016
Bascom, J. (2011) Loud hands : autistic people, speaking. The Autistic Press.
Halberstam, J. (2021) « L’art queer de ne pas réussir ». Multitudes, no 82, 205-213. https://doi.org/10.3917/mult.082.0205
Haraway, D. J. (2020). Vivre avec le trouble (V. García, trad.; vol. 1‑1). Les Éditions des Mondes à faire.
Leroi-Gourhan, A. (1957) « Libération de la main », dans Problèmes (1956), revue de l’Association des étudiants en médecine de l’Université de Paris, no 32, p. 6-9.
Maroney, M. R. et Mendes, E. A. (2019) Gender, sexuality and autism. Jessica Kingsley, London
Silberman, S. (2015) Neurotribes : how to think smarter about those who thinks differently. Penguin, New York.
Sinclair, J. (2005) Autism Network International : the development of the community and its culture [en ligne] www.autismnetworkinternational.org/History_of_ANI.html
Singer, J. (2016) Neurodiversity : the birth of an idea. Amazon books.
Walker, N. (2021) Neuroqueer Heresies: Notes on the Neurodiversity Paradigm, Autistic Empowerment, and Postnormal Possibilities. Autonomous Press. Los Angeles.
Yergeau, R. (2017) Authoring autism : on neurological queerness. Duke University Press, Durham.
Yergeau, R., & et al. (2020). « Faites entrer les fractales ! » (trad. Lucas Aloyse Friz et Emma B.), Trou noir, [en ligne]
https://trounoir.org/?Faites-Entrer-Les-Fractales
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