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Syrie : les craintes et les espoirs

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Le rôle central de l’organisation Hay’at Tahrir Sham (HTS) dans l’offensive militaire qui a conduit à la chute du régime Assad en décembre 2024 a apporté une énorme popularité à l’organisation et à son chef Ahmed al-Chareh (précédemment connu sous le nom de Abu Mohammad al-Julani). Ils bénéficient depuis lors d’une forme de légitimité « révolutionnaire », qui est utilisée pour consolider politiquement et militairement leur domination dans les régions sous domination de HTS.

Si le groupe a évolué politiquement et idéologiquement, abandonnant ses objectifs djihadistes transnationaux pour devenir un acteur cherchant à opérer dans le cadre national syrien, cela ne signifie pas que HTS va soutenir une société démocratique et promouvant l’égalité et la justice sociale. Après la chute du régime, Ahmed al-Chareh a d’abord rencontré l’ancien Premier ministre Mohammed al-Jalali pour coordonner la transition du pouvoir, avant de nommer Mohammad al-Bashir à la tête du gouvernement de transition chargé de gérer les affaires courantes. Al-Bashir avait auparavant dirigé le Gouvernement de Salut Syrien (GSS), qui agissait en tant qu’administration civile de HTS à Idlib. Son mandat est officiellement jusqu’au 1er mars 2025. Le nouveau gouvernement est composé uniquement d’individus issus des rangs de HTS ou proches de celui-ci. A la fin janvier 2025, Ahmed al-Sharaa est nommé président par intérim de la Syrie et a la responsabilité de former un « conseil législatif intérimaire » après la dissolution du Parlement et le gel de la Constitution. Ces décisions démontraient à nouveau la volonté de HTS de dominer politiquement la transition politique syrienne.

Le rôle d’Ankara, et la question kurde en Syrie

Après la chute du régime d’Assad, la Turquie est devenue l’acteur étatique le plus important du pays. En plus de soutenir sans relâche son proxy de l’Armée nationale Syrienne (ANS), l’appui d’Ankara à HTS vise à aider l’organisation à consolider son pouvoir. Ankara encourage la normalisation de HTS sur la scène régionale et internationale, appelant également à la fin des sanctions contre la Syrie, et a déjà annoncé son intention de jouer un rôle dans le soutien à la formation de la future armée syrienne.

La Turquie vise bien-sûr à encourager ou à procéder au retour forcé des réfugiés syriens chez elle et à profiter des futures opportunités économiques en Syrie, en particulier dans la phase de reconstruction et d’en faire un marché d’exportation important pour les produits turcs, mais son objectif principal demeure de nier les aspirations kurdes à l’autonomie (ou plus précisément des formes d’autonomies, mais au sein de la Syrie) et, plus particulièrement, saper l’administration dirigée par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, l’AANES, qui créerait un précédent à l’autodétermination kurde en Turquie.

Des rumeurs de plus en plus insistantes début février annonçaient la signature prochaine d’un pacte stratégique de « défense commune » entre Ankara et Damas qui permettrait l’établissement de bases aériennes turques dans le centre de la Syrie et l’entraînement par la Turquie de la nouvelle armée syrienne dans le cadre.

Alors que HTS n’a pas participé aux confrontations militaires contre les Forces Démocratiques Syriennes en novembre et décembre 2024, l’organisation n’a montré aucun signe d’opposition aux attaques menées par la Turquie contre les FDS, bien au contraire. Murhaf Abu Qasra, un haut commandant de HTS et nommé ministre de la Défense du gouvernement de transition, a par exemple déclaré que « la Syrie ne sera pas divisée et il n’y aura pas de fédéralisme inshallah. Si Dieu le veut, toutes ces zones seront sous l’autorité syrienne ». De plus, le leader de HTS Ahmed al-Chareh a déclaré à un journal turc que la Syrie développerait une relation stratégique avec la Turquie à l’avenir, Il a ajouté que « nous n’acceptons pas que les terres syriennes menacent et déstabilisent la Turquie ou d’autres endroits ». Et ce, malgré plusieurs déclarations faites par des responsables des FDS pour rechercher des négociations avec HTS.

La présence militaire américaine dans le nord-est est actuellement le principal obstacle à une élimination totale par la Turquie des FDS de ces zones. Dans le même temps, HTS souhaite de bonnes relations avec les États-Unis. Cependant, l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche fin janvier 2025 pourrait potentiellement amener un accord avec Ankara encourageant un retrait américain du nord-est de la Syrie, ce qui donnerait le feu vert à une invasion turque, soutenue par l’ANS, du nord-est. Cela aurait des conséquences désastreuses pour les populations civiles, notamment kurdes, et mettrait fin au projet AANES

Au-delà de l’hostilité de la Turquie, il est peu probable que HTS ait la volonté de soutenir les revendications et les orientations politiques des FDS et de l’AANES, notamment concernant les droits nationaux kurdes. De plus, les régions du nord-est sont stratégiques car elles sont riches en ressources naturelles, notamment en pétrole et en productions agricoles. Concernant la question nationale kurde en Syrie, HTS n’est pas différent de l’opposition syrienne en exil dominée par des acteurs arabes hostiles aux droits nationaux kurdes, représentés d’abord par le Conseil national syrien puis par la Coalition nationale de l’opposition et des forces révolutionnaires.

Problèmes économiques structurels et le néolibéralisme islamique de HTS

Après la chute du régime d’Assad, l’avenir de la Syrie s’annonce plein de défis, notamment en ce qui concerne son redressement économique et sa reconstruction. En 2023, le PIB de la Syrie était estimé à 17,5 milliards de dollars, contre 60 milliards de dollars avant 2011, selon les estimations mêmes du gouvernement antérieur.

Le gouvernement de HTS a augmenté les salaires des travailleurs de la fonction publique de 400 % au début de l’année 2024, portant le salaire minimum à 1 123560 livres (environ 89 $ début janvier 2025). Bien qu’il s’agisse d’un pas dans la bonne direction, cela ne suffirait pas à couvrir les besoins des travailleurs dans un contexte de hausse continue du coût de la vie.

L’un des principaux problèmes, dans la mer d’incertitude dans laquelle est plongée la Syrie, est l’absence de tout programme économique et politique alternatif parmi la majorité des forces politiques de premier plan. HTC n’a pas d’alternative au système économique néolibéral et, sur le modèle des dynamiques et des formes de capitalisme de connivence qui caractérisaient l’ancien régime, le groupe cherche à développer ces mêmes pratiques au sein de réseaux d’affaires (composés d’anciens et de nouveaux protagonistes). Au cours des années précédentes, le gouvernement de salut syrien (GSS), l’administration civile de HTC à Idlib a favorisé le développement du secteur privé, en privilégiant les relations d’affaires avec les proches associés de HTC et de son leader. Dans le même temps, la plupart des services sociaux, notamment en matière de santé et d’éducation, ont été assurés par des ONG locales ou internationales.

Bassel Hamwi, président de la Chambre de commerce de Damas, a déclaré aux chefs d’entreprise que le nouveau gouvernement syrien nommé par HTC adopterait un système de libre marché et intégrerait le pays dans l’économie mondiale. Hamwi a été « élu » à son poste actuel en novembre 2024, quelques semaines avant la chute d’Assad. Il est également le président de la Fédération des chambres de commerce syriennes.

Les représentants des différentes chambres économiques de l’ancien régime occupent toujours leurs postes. Le leader el-Chareh et son ministre de l’économie ont d’ailleurs multiplié les rencontres avec les représentants de ces chambres économiques et hommes d’affaires de différentes régions pour leur expliquer leurs visions économiques et écouter leurs doléances pour satisfaire leurs intérêts.

Finalement, ce système économique néolibéral combiné à l’autoritarisme de HTC mènera certainement à de plus grandes inégalités socio-économiques et à un appauvrissement continu de la population syrienne, ce qui avait été l’une des principales raisons du soulèvement de 2011.

Le nouveau ministre de l’économie, issu de HTC, a confirmé cette orientation néolibérale quelques jours après, en déclarant que « nous allons passer d’une économie socialiste… à une économie de marché liée au respect de la loi islamique ». Indépendamment du fait qu’il est totalement faux de qualifier le régime antérieur de socialiste, le ministre a clairement affiché son orientation de classe en insistant sur le fait que « le secteur privé… sera un partenaire efficace pour contribuer à l’édification de l’économie syrienne ». Aucune mention n’a été faite de la place des travailleurs, des paysans, des employés de l’État, des syndicats et des associations professionnelles dans l’économie future du pays.

De plus, des signes concrets d’accélération du processus de privatisation et des mesures d’austérité dans le pays apparaissent. Avant sa visite au Forum économique mondial de Davos, qui symbolisait en tant que conférence les intérêts partagés par les élites occidentales et mondiales dans la dynamique capitaliste néolibérale, le ministre syrien des Affaires étrangères, Asaad al-Shaibani, a déclaré au Financial Times que les nouveaux dirigeants prévoient de privatiser les ports et les usines appartenant à l’État, notamment les usines de pétrole, de coton et de meubles, d’attirer les investissements étrangers et de stimuler le commerce international. Il a ajouté que le gouvernement « étudierait les partenariats public-privé pour encourager les investissements dans les aéroports, les chemins de fer et les routes».

En termes de mesures d’austérité, plusieurs mesures ont été prises, allant de l’augmentation du prix du pain subventionné de 400 SYP (poids 1100 grammes) à 4000 SYP (poids 1500 grammes), en passant par l’annonce de la fin des subventions du pain d’ici un à deux mois pour s’aligner sur la libéralisation du marché et la diminution du nombre d’employés de l’État dans divers ministères par des campagnes de licenciements. Le ministre a en effet annoncé le licenciement d’un quart des effectifs de l’État, correspondant à des employés qui, selon les nouvelles autorités, percevaient un salaire mais ne travaillaient pas. Depuis lors, il n’y a aucune estimation du nombre total d’employés licenciés, tandis que certains sont actuellement en congé payé pendant trois mois pour clarifier leur situation, qu’ils travaillent ou non. Suite à cette décision, des protestations de travailleurs licenciés ou temporairement suspendus ont éclaté dans tout le pays et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui.

En même temps, démontrant l’influence grandissante de la Turquie dans le pays, Damas a réduit à la fin janvier 2025 les droits de douane sur plus de 260 produits turcs, après que le gouvernement syrien a augmenté les droits de douane sur les importations turques jusqu’à 300 %, dans le but d’unifier les taux à travers ses frontières. Plus généralement, les échanges commerciaux entre la Turquie et la Syrie ont pris un élan significatif au début de 2025, les exportations turques vers la Syrie ayant augmenté de près de 40& % en glissement annuel, atteignant 233.7 millions de dollars pour le moins de janvier. En outre, les responsables syriens et turcs ont convenu d’entamer des négociations pour relancer l’accord de libre-échange (ALE) Turquie-Syrie signé en 2005, suspendu en 2011, dans le cadre d’un partenariat économique plus large entre les deux pays. Cela affectera la production nationale syrienne, tant manufacturière qu’agricole, qui ne peut rivaliser avec les produits turcs. Pour rappel, l’accord de libre-échange Turquie-Syrie de 2005 et l’importation massive de produits turcs qui en a résulté ont joué un rôle négatif dans la dislocation des ressources productives et dans la fermeture de nombreuses usines manufacturières locales, notamment celles situées dans les banlieues des principales villes.

Le processus de reconstruction dépend des forces sociales et politiques qui joueront un rôle dans la construction de l’avenir du pays, ainsi que des rapports de forces entre elles. Dans ce contexte, la construction d’organisations syndicales autonomes et de masse sera essentielle pour améliorer les conditions de vie et de travail de la population et plus généralement pour lutter en faveur des droits démocratiques et d’un système économique basé sur la justice sociale et l’égalité.

Idéologie réactionnaire

De même, HTS a fait plusieurs déclarations et décisions confirmant son idéologie réactionnaire quant au rôle des femmes dans la société, notamment en ce qui concerne leur aptitude à travailler dans certains secteurs. Ainsi, dans une interview accordée le 16 décembre, Obeida Arnaout, membre de HTC et porte-parole pour les questions politiques du Commandement des opérations militaires, a déclaré que les « responsabilités des femmes doivent correspondre à ce qu’elles sont capables d’accomplir. Par exemple, si nous disons qu’une femme devrait être ministre de la défense, cela correspond-il à sa nature et à sa constitution biologique ? Incontestablement, ce n’est pas le cas ».

Quelques jours plus tard, Aisha al-Dibs, nouvellement nommée à la tête des affaires féminines en Syrie et seule femme jusqu’à présent au sein du gouvernement de transition syrien, a répondu à une question sur l’espace qui serait accordé aux organisations féministes dans le pays que si les « actions de ces organisations soutiennent le modèle que nous allons construire, alors elles seront les bienvenues », ajoutant : « Je ne vais pas ouvrir la voie à celles qui ne sont pas d’accord avec ma pensée ». Elle a poursuivi l’entretien en développant une vision réactionnaire du rôle des femmes dans la société en exhortant les femmes à « ne pas aller au-delà des priorités de leur nature donnée par Dieu » et à connaître « leur rôle éducatif dans la famille ».

De même, des organisations de défense des droits humains et des militants ont appelé à l’ouverture d’une enquête ou au limogeage du ministre syrien de la Justice après la diffusion d’anciennes vidéos le liant à l’exécution sommaire de deux femmes accusées de « prostitution ». La vidéo date de 2015, le ministre était alors juge religieux au sein du Front el-Nosra, avant sa séparation d’al-Qa’ida.

Il ne suffit donc pas de faire des déclarations ambiguës sur la tolérance des minorités religieuses ou ethniques ou sur le respect des droits des femmes. L’enjeu est de reconnaître leurs droits en tant que citoyens égaux participant à la décision de l’avenir du pays. Plus généralement, les responsables de HTC ont clairement affiché leur préférence pour une gouvernance islamique et l’application de la charia.

Une course contre la montre pour défendre un espace démocratique

La grande majorité des organisations et forces sociales démocratiques qui ont été à l’origine du soulèvement populaire syrien en mars 2011 ont été réprimées de manière sanglante. Tout d’abord et en premier lieu par le régime syrien, mais aussi par diverses organisations armées intégristes islamiques. Il en a été de même pour les institutions ou entités politiques alternatives locales mises en place par les manifestants, comme les comités de coordination et les conseils locaux qui fournissaient des services à la population locale. Il existe néanmoins quelques groupes et réseaux civils, bien que majoritairement liés à des organisations de types NGO à travers le territoire syrien, et particulièrement dans le nord-ouest syrien, mais qui avaient des dynamiques différentes de celles du début du soulèvement.

En même temps, d’autres expériences de lutte se sont développées même si de moindre intensité. Par exemple des manifestations populaires et grèves continues ont eu lieu dans le gouvernorat de Suwayda, peuplé principalement par la minorité druze, depuis la mi-août 2023. Plus largement, le mouvement de protestation a continuellement mis en avant l’importance de l’unité syrienne, de la libération des prisonniers politiques et de la justice sociale, tout en exigeant la mise en œuvre de la résolution 2254 de l’ONU, qui appelle à une transition politique. Ce sont les réseaux et groupes locaux qui ont également élu la militante de longue date Muhsina al-Mahithawi pour être gouverneur de la province de Suwayda dans les semaines qui ont suivi la chute du régime syrien. D’autres villes et régions sous le contrôle du régime syrien, notamment les gouvernorats de Deraa et dans une moindre mesure la banlieue de Damas, avaient également été le lieu de protestation ponctuelle, bien qu’à une échelle beaucoup plus réduite. Ces formes de dissension ont posé en partie la base de leur soulèvement les jours avant la chute de la dynastie Assad.

Ainsi, HTS est davantage le résultat de la contre-révolution menée par le régime syrien qui a réprimé de façon sanglante le soulèvement populaire et ses organisations démocratiques, et s’est militarisé de plus en plus. L’essor de ce type de mouvements fondamentalistes islamiques est le résultat de diverses raisons, y compris la facilitation initiale de leur expansion par le régime, la répression du mouvement de protestation entraînant la radicalisation de certains éléments, une meilleure organisation et discipline de ses groupes, et enfin le soutien financier de pays étrangers.

Par la suite, HTS comme d’autres organisations armées intégristes islamiques ont constitué à bien des égards la deuxième aile de la contre-révolution après le régime d’Assad. Leur vision de la société et de l’avenir de la Syrie est en opposition avec les objectifs initiaux du soulèvement et son message inclusif de démocratie, de justice sociale et d’égalité. Leur idéologie, leur programme politique et leurs pratiques se sont avérés violents non seulement contre les forces du régime, mais aussi contre les groupes démocratiques et progressistes, tant civils qu’armés, les minorités ethniques et religieuses et les femmes.

Dans ce cadre, il y a beaucoup de défis à relever pour l’avenir, mais au moins l’espoir est revenu. Seule l’auto-organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes créera cet espace et ouvrira la voie à une véritable libération. Pour cela, il faudra surmonter de nombreux obstacles, de la fatigue de la guerre à la répression, en passant par la pauvreté et la dislocation sociale.

Il faut se rendre à l’évidence : l’absence d’un bloc démocratique et progressiste indépendant capable de s’organiser et de s’opposer clairement au régime syrien et aux forces intégristes islamiques est criante. La construction de ce bloc prendra du temps. Il devra conjuguer les luttes contre l’autocratie, contre l’exploitation et contre toutes les formes d’oppression. Il devra porter les revendications de démocratie, d’égalité, d’autodétermination kurde et de libération des femmes afin de créer une solidarité entre les exploités et les opprimés du pays.