93. Multitudes 93. Hiver 2023
Majeure 93. Communs négatifs

Retour sur les communs négatifs

Partagez —> /

Que ce soit chez Marie Mies, récemment disparue, et Veronika Bennholdt Thomsen, les deux sociologues écoféministes qui proposèrent à ma connaissance la première formulation du concept de communs négatifs en 2001, ou dans le cadre de la réflexion que je développe depuis 2017, leur évocation découle tout autant d’un intérêt marqué pour les communs que d’une insatisfaction à leur égard. En particulier, en ce qui me concerne, dans l’optique de mobiliser cette notion face aux enjeux de l’Anthropocène ou, pour le dire dans un langage plus actuel, du franchissement en cours des limites planétaires, le commun apparaît moins comme une solution qu’une perspective féconde qu’il convient néanmoins de repenser en profondeur.

J’ai tâché, après-coup1, de reconstituer l’histoire de cette notion alors que je tentais d’en faire un concept. De manière schématique, elle articule une première acception qui assimile le commun négatif à un déchet, puis aux infrastructures publiques de traitement de ce dernier, jusqu’au déchet ultime, le déchet nucléaire, celui qui renverse notre compréhension du déchet lui-même, dès lors assimilable à une ruine irrémissible. C’est précisément ce concept éminemment plurivoque de ruines qui constitue le point de départ de ma réflexion.

Initialement, les prodromes de cette histoire2 sont donc à chercher dans la pensée de Maria Mies et Veronika Bennholdt Thomsen3. Ensemble, elles mobilisent la notion de communs négatif sur un mode ironique, à occasion d’une critique de l’usage que les agences internationales faisaient des communs à l’aube des années 2000. Il s’agissait, pour les autrices, de désigner au moyen de cette expression les déchets que généraient les communautés qui précédèrent l’avènement du capitalisme. Réalité « vivante », source de reproduction de la communauté, l’enjeu premier d’une politique et d’une économie authentique des communs, au Nord Global, consistait, pour Mies et Bennholdt Thomsen, à se réapproprier le traitement des déchets sans le déléguer à des organisations prises dans des logiques marchandes alimentant la machine capitaliste, tout en signant la disparition des communautés au plein sens du terme (définies, ici, par leur capacité à traiter leurs propres déchets).

Le chercheur japonais Hidefumi Imura4 mobilisa quelques années plus tard une notion proche, celle de « communs locaux négatifs », en l’élargissant de manière assez décisive pour les questions qui nous concernent, aux infrastructures de traitement des déchets – voire, plus généralement, l’ensemble de celles qui servent l’intérêt général tout en suscitant un fort rejet (le « NIMBYism », mot bâti à partir de l’acronyme NIMBY pour Not In My Backyard – « pas dans mon jardin »). Défendant une vision que l’on qualifiera volontiers de technocratique, Imura reconnaît en même temps que l’intérêt général est porté par des infrastructures qui « ne remplissent […] pas strictement les conditions pour être des “biens publics” qui impliqueraient une propriété commune, une utilisation commune ou une utilisation non exclusive par les individus5 ».

Quant à Sabu Kohso, auteur, chercheur et militant, japonais lui aussi, sa réflexion s’inscrit dans le sillage de la catastrophe de Fukushima dont il tente de saisir les conséquences, jusque dans leurs aspects les plus tragiques. Kohso retrouve en effet l’inspiration de Mies et Bennholdt-Thomsen quand il écrit que « [l]e partage de ressources dans le but de créer de l’entraide ou des communs repose […] sur une condition sine qua non : que la terre et le peuple maintiennent un rapport organique, de sorte que les excès et les déchets liés à la reproduction du peuple puissent servir en retour à la reproduction de la terre6 ». Selon lui, les sociétés capitalistes « perdent leur capacité à recycler ce qu’elles produisent en excès7 ». En cela, Fukushima représente l’apex d’une tendance, le déchet ultime, « irrecyclable », l’interruption du flux de la reproduction, la mise en péril du commun primordial. Face à cette irréversibilité, Kohso en appelle à la constitution de nouvelles communes, sous forme de « processus d’auto-organisation couvrant tous les aspects du soin, du soutien mutuel, de l’autodéfense, etc. ».

Cette gradation est remarquable en ce qu’elle achève son retournement tout en nouant, au fil de ce parcours, un dialogue conflictuel avec la notion de commun : le commun comme outil de domination du Nord sur le Sud est désavoué au profit d’une réappréciation, au Nord, des déchets, de leurs conditions de production et, au-delà, des conditions de reproduction elles-mêmes ; le commun, chez Imura, est parcouru par une tension entre l’intérêt général et une réalité institutionnelle en deçà de ce que sa défense authentique requerrait ; chez Kohso, il symbolise la cyclicité des rapports de reproduction qu’interrompt irréversiblement la production capitaliste. Face à un tel horizon, des communs interstitiels, et qui n’ont pas pour vocation de nier la tragédie mais de subvertir le processus d’accumulation primitive qui a conduit à cette situation, s’avèrent plus que jamais nécessaires.

Mon point de départ se rapproche des nuances introduites par Imura et Kohso même s’il est sans doute plus proche du premier que du second. Renversant une acception par trop positive des communs chez Ostrom8, il s’agit moins de penser le commun authentique, celui d’un cycle organique originel de la reproduction, ou, comme chez Ostrom (et Hardin), des ressources à préserver, mais davantage les traces d’activités passées (des meurtrissures bien souvent et non des réalités bucoliques, qui constituent souvent l’imaginaire à l’arrière-plan des communs). Les communs ce n’est pas ce que tout le monde souhaite s’approprier mais ce dont personne ne veut et dont il faudra cependant prendre soin, d’une manière ou d’une autre. Littéralement, des rebuts, dont l’advenue de l’Anthropocène signe la (dé)multiplication. En ce sens, la première acception du commun renvoie à une esthétique bien identifiée, celle de la ruine pittoresque, voire quasi romantique.

En complément de ce premier sens, il faut en dégager un second. Si l’habit ne fait pas le moine, l’évidence de la ruine ne recouvre qu’imparfaitement le périmètre des communs négatifs. À côté des ruines ruinées, vestiges de destructions passées, il faut en effet distinguer les ruines actives, ruineuses. Celles dont le fonctionnement-même menace les conditions d’habitabilité du monde. Des ruines « flambant neuf », demeurant parfois à l’état de projet, signes de futurs à contester, d’appartenance à remettre en cause et d’attachements à rompre ou à ne pas laisser proliférer pour laisser place à d’autres. « Tout l’enjeu, dès lors, consiste à politiser ce qui ne l’était pas en tant que communs négatifs : smartphones et 5G, pétrole et énergies fossiles, supply chains, modèles d’attractivité entre territoires, mesures néolibérales, doctrines économiques ou managériales hors-sol9… ».

Se pose alors la question de la trajectoire qu’il convient de donner à ces communs négatifs. J’esquissai une rapide typologie10, dans Héritage et Fermeture, des types de négativité associés à ces communs négatifs, allant du vivre avec (désormais) au vivre sans, en passant par le vivre avec (autrement). Dans le premier cas, l’existence des communs négatifs s’impose au-delà des jugements qu’ils suscitent. En ce sens, les déchets radioactifs sont un problème pour les pro- comme pour les anti-nucléaires (même si les uns et les autres n’envisagent évidemment pas d’y répondre de la même façon !). Se pose dès lors la question de savoir comment vivre avec et, en la matière, les doctrines patrimoniales sont loin d’être arrêtées. Dans le second cas, celui du vivre avec (autrement), la négativité du commun appelle davantage un changement d’attitude. C’est le cas par exemple vis-à-vis des espèces invasives : de plus en plus, les scientifiques expliquent qu’une réponse éradicatrice ne peut s’imposer par défaut, chaque milieu requérant une réponse appropriée, en fonction de la manière dont les espèces s’y insèrent. Enfin, le vivre sans concerne des éléments dont la négativité reste trop lourde pour les maintenir : tendanciellement, les smartphones remplacés tous les deux ans, la voiture, le transport aérien de masse, les centrales à charbon, etc. ne sont pas viables (même s’ils sont durables à l’état de ruines ou durablement ruineux en fonctionnement). La question ne saurait être de s’en débarrasser du jour en lendemain, ce qui n’est sans doute pas possible à court terme du fait de l’édification de systèmes (énergétiques, de mobilité, etc.) auxquels nous sommes soudés. Cela n’en demeure pas moins nécessaire à moyen terme. C’est tout l’enjeu d’une écologie du démantèlement dont nous avons tenté de poser les jalons avec mes collègues Emmanuel Bonnet et Diego Landivar.

Il ne s’agit donc pas, au travers de ce concept de communs négatifs, de substituer des réponses iréniques à des réalités problématiques. Il ne s’agira pas non plus de dissoudre le vernis des problèmes en utilisant le dissolvant des « solutions » : techniques, politiques, conceptuelles… Ce registre du problème en attente d’une solution visant à le faire disparaître n’est pas celui des communs négatifs. Comme l’expliquait Frédéric Lordon en marge de la parution de son livre, Vivre sans ?11, en discussion avec les perspectives destituantes, les institutions ont beau s’avérer problématiques, on ne peut guère s’en passer. Mais dans nombre de cas, les institutions en viennent à poursuivre leurs propres finalités et à s’éloigner ainsi, en une lente dérive, de leur raison d’être initiale. L’anticiper suppose évidemment de nourrir à leur égard de tout autres rapports, en se donnant notamment la capacité d’imposer des garde-fous, en classant ces communs négatifs selon leurs tendances propres afin d’anticiper les contre-mesures à mettre en place dès l’amont, etc. On retrouve ici une intuition qui rejoint le propos d’Yves Citton, dans ce dossier, centré sur les infrastructures qu’il qualifie de « férales12 ».

Objets de controverses, ces ruines ruineuses ne font certainement pas consensus. Leur valence – positive ou négative – découle d’enquêtes qui doivent contribuer à faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. En ce sens, il n’y a pas, et ce point est fondamental, de qualification « ontologique » a priori des communs négatifs. Point d’encyclopédie des nuisances ici ; si qualification il y a, elle découle d’une enquête préalable et non d’un jugement ex cathedra. S’ensuit immédiatement une conséquence majeure : tout, absolument tout, peut constituer un commun négatif au terme d’une enquête. Est-ce à mettre au débit de ce concept ? Qui trop embrasse mal étreint et un concept à l’extension illimitée éveille forcément la suspicion. N’est-il pas, ipso facto, vide – sa compréhension étant en proportion inverse de son extension ? Pourtant, la comparaison avec les problèmes publics13 permet d’écarter cette crainte. Si tout, en théorie, est potentiellement assimilable à un commun négatif, le temps et l’énergie nécessaires pour aboutir à une telle qualification supposent bien d’opérer des arbitrages.

S’ensuit une interrogation immédiate : quel acteur ou quelle communauté dispose de la légitimité de s’emparer de telle ou telle réalité pour la constituer en commun négatif et contester sa trajectoire, qu’il s’agisse du numérique, du smartphone, de la 5G, des mégabassines, des centrales à charbon, des autoroutes, des énergies fossiles… ? C’est là, sans doute, une différence de surface avec les communs plus traditionnels qui semblent parfois entretenir une relation quasi-naturelle vis-à-vis de communautés données. Dans le cas des communs négatifs, impossible de nourrir pareille illusion. Le commun à constituer est toujours « désarticulé » au regard du collectif qui entend s’en emparer. « Politiser la situation nécessite d’élargir le public concerné pour remonter aux causes, déterminer les responsabilités, demander réparation, mettre en place des formes de solidarité, prévenir des récidives, intéresser à une cause, etc. À chacune de ces étapes, les échelles et les acteurs varient14. » À l’inverse, il n’y a pas de commun lorsqu’un collectif est abandonné à lui-même face à un « commun négatif » qui serait le sien en vertu de l’évidence de la situation (catastrophe, violence lente, etc.). À vrai dire, s’il est seul à devoir subir les conséquence d’un contact prolongé avec une réalité qui le menace, c’est qu’aucun commun n’a été dûment constitué, ce qui supposerait une extension du public en question (extension visant à inclure dans les responsables de cet état de fait d’autres publics plus éloignés causalement comme géographiquement) :

« ce qui distingue l’approche par les communs négatifs de la résilience, c’est précisément le fait d’élargir le public concerné au-delà du surgissement immédiat et ancillaire de la catastrophe […] Ce désajustement requiert l’enquête comme son corrélat nécessaire. C’est ici en effet qu’elle joue son rôle à plein car le conflit ne porte pas uniquement sur des représentations politiques ou idéologiques dont seuls la force et le nombre de leurs tenants seraient l’arbitre. Il s’agit d’enquêter pour que les raisons alléguées soient généralisables au-delà du collectif autosaisi. Sans tout résoudre (elle est une condition nécessaire mais pas suffisante), l’enquête donne un poids à la qualification au titre de commun négatif qui dépasse les seules dimensions du collectif qui s’en prévaut15 ».

Ajoutons pour finir que le concept de communs négatifs entend également opérer une critique d’une notion très prévalente en économie, celle d’externalité négative16. Celle-ci s’applique à une transaction entre deux agents qui fait du tort à un troisième agent, qui n’est pas impliqué dans la transaction initiale. Ces considérations aboutissent généralement à des préconisations visant à indemniser l’agent lésé (ou non – selon l’utilité sociale reconnue à l’activité à l’origine du dommage subi). Seulement, cette vision des choses est réparative (quand elle l’est) en un sens très limité car la prise en compte du dommage intervient après-coup. L’externalité négative est sans cesse cadrée à la manière d’une conséquence malheureuse et non d’une cause structurelle. Cause inattendue et non condition sine qua non, les réponses qu’elle admet sont limitées à la mesure de ce cadrage partiel et dépolitisant. À l’inverse, les communs négatifs interrogent la production d’externalités et ne cherchent point tant à intégrer ces dernières au marché (comme la seule réalité en commun !) qu’à un horizon politique partagé, afin d’interroger la légitimité des conditions qui aboutissent à les multiplier. Comme l’écrivait Marx et Engels dans La Sainte Famille, « vouloir annuler après coup […] les manifestations vitales de [la] société […] : quelle colossale illusion17 ! ». Pourtant, si la liaison entre la société et ses manifestations n’est pas accidentelle, il faut présumer qu’elle n’est pas non plus essentielle en un sens trop fort : « si [certains] éléments sont constitutifs et “nécessaires” à un temps t, cela découle avant tout de la prévalence de certains assemblages (légaux, infrastructurels, techniques, etc.). Cette nécessité n’est donc pas absolue. Le postuler reviendrait à condamner à l’avance toute possibilité de changement18 ».

La variété des contributions réunies dans cette Majeure permet de pointer des usages contrastés de ce concept, dans des champs très différents. Lionel Maurel inaugure cette série d’articles en revenant sur l’élargissement contemporain de la notion de commun et explicite la relation entre communs et communs négatifs depuis cette perspective plus générale.

Julian Perdrigeat et Anne-Louise Nègre reviennent pour leur part sur l’expérience menée par la commune de Loos-en-Gohelle, dans les Hauts-de-France, autour de la patrimonialisation d’un commun, que l’on pourra volontiers juger négatif au premier abord, à savoir les terrils jumeaux de la fosse 11-19, inscrits depuis 2012 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les deux auteur-ices montrent comment s’est construite une bifurcation à l’échelle de tout un territoire : le travail sur la mémoire, les deuils passés et l’identité locale (sans la laisser aux identitaires !), a été incarné par Marcel et Jean-François Caron, père et fils, qui furent tous deux maires de la commune. « L’alliance entre les habitants, le tissu associatif et la municipalité a rendu possible la patrimonialisation active d’un commun et a évité les écueils de la muséification ou du marketing territorial ».

Elif Karakartal nous emmène dans le Chili contemporain, premier producteur mondial de cuivre. À partir d’un cas précis, celui d’une communauté qui tenta de se réapproprier la trajectoire d’un commun négatif, le réservoir de déchets miniers El Mauro, elle détaille les obstacles qui se dressèrent sur son chemin. À l’issue de ce parcours, Elif Karakartal élargit son analyse à l’aune des événements qui secouèrent le pays à partir d’octobre 2019, aboutissant à la rédaction d’un texte constitutionnel parmi les plus avancés au monde en matière de droits de la nature.

Fanny Lopez livre un entretien qui porte sur la notion de réseau énergétique, au cœur de son avant-dernier ouvrage19. Au-delà des débats sur la production d’énergie, qui se taillent la part du lion, il convient en effet de se pencher sur la figure du réseau et sur les enjeux afférents de distribution, qui ouvrent sur une variété de possibles, aussi bien techniques que démocratiques. Revenant sur sa démarche, qui emprunte explicitement à la notion de commun négatif, Fanny Lopez dessine d’autres perspectives au sein d’une histoire encore très récente de l’électricité, en investissant notamment la figure de « l’archipel énergétique », utopie concrète qui présente des perspectives tangibles d’émancipation, à condition de négocier avec l’héritage de grands systèmes techniques homogènes et rigides.

Yves Citton propose une réflexion sur les communs négatifs à partir d’un couple de notions : la féralité et le remantèlement. « La féralité », écrit-il, « permet de repérer et d’analyser des dynamiques écocidaires dans lesquelles les infrastructures techniques mises en place par une certaine civilisation déclenchent des proliférations à la fois artificielles (puisque causées par ces infrastructures) et naturelles (puisque spontanées, non-designed) transformant dramatiquement nos environnements, au point de les rendre inhabitables pour les espèces (humaines et autres qu’humaines) qui y subsistaient ». Du Feral atlas, d’où il tire une partie de ses analyses, Yves Citton retient en particulier l’agentivité des infrastructures et les changements d’état qu’elles induisent, à partir de huit ressorts couvrant leurs modes opératoires (à ne pas entendre comme de simples dommages collatéraux ou externalités négatives) : Take, Grid, Crowd, Pipe, Smooth/Speed, Burn, Dump. Dans un second temps, il établit un parallèle entre notre situation collective face à des infrastructures devenue férales, et la triade mantèlement/démantèlement/remantèlement empruntée aux sciences de l’esprit (psychanalyse et neurosciences), et ce afin d’envisager ce que serait une « écologie du remantèlement », à même de satisfaire « le besoin de nous protéger des effets potentiellement traumatiques du démantèlement à opérer ».

Joan Stavo-Debauge, quant à lui, situe sa contribution dans l’orbe du pragmatisme (un ancrage que partage mon approche des communs négatifs, puisant notamment ses sources chez John Dewey20) à partir du concept d’encaissement qu’il développa afin de restituer une charge négative dont on oublie trop souvent qu’elle n’est pas étrangère à ce courant de pensée. Mais son article entend également se saisir d’une question en résonance avec celle du remantèlement défendu par Yves Citton, au détour de la question de l’hospitalité qui interroge les communautés qui constituent les agents nécessaires à l’institution des communs – y compris négatifs : « Il s’agit […] de frayer une toute nouvelle manière de comprendre tout à la fois l’hospitalité et les communautés. L’entreprise est essentielle, il en va de l’hospitalité même des mondes en lesquels et desquels nous vivons. Afin de s’y assurer un avenir, il nous faut profondément les transformer et accepter d’y développer d’autres appartenances et de nouvelles sortes de communautés : des communautés qui auront à se reconstruire et à se stabiliser dans un mouvement risqué de démise d’anciennes possessions et d’obsolescents équipements qui jusqu’ici leur donnaient consistance ».

Faisant suite à ces réflexions, Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet interrogent les pratiques auxquelles pourraient se conformer les membres de ces communautés en échangeant le mauvais infini de l’illimitation au profit de « l’idée d’un objet fini contenant en lui la possibilité de jeux infinis – dans sa structure même, et non pas comme réceptacle de contenus extérieurs importés ». En écho aux travaux de Nathan Ben Kemoun sur la suffisance intensive, les auteur-ices, se mettent en quête du « bon infini », celui d’une « pratique [qui] ne laisse guère le temps de s’adonner à des activités polluantes, à [l’]empreinte environnementale quasi nulle, comparée à la consommation indéfinie d’objets et d’expériences à la chaîne ».

Alexandra Bidet propose une seconde contribution, sur un tout autre terrain, celui de la maladie de Lyme, exemple de commun négatif « en nous », longtemps invisibilisé et qui, du fait de la « pluribiose », échappe aux traitements « en changeant de forme et en intégrant des biofilms, où les pathogènes microbiens entrent en synergies et co-évoluent ». Ici, point de reconnexion au vivant motivée par un impératif ontologico-moral de coexistence mais bien plutôt ce qui fait effraction et infraction, de manière éminemment férale : « les malades les plus aguerris ont bien appris, à leur corps défendant, ce qu’est une pluribiose, ce que devenir avec de tels pathogènes microbiens veut dire au quotidien – mais sur un mode irrévocablement guerrier. ».

Pour clore, cette présentation et ce dossier, et dans la continuité immédiate de ce qui précède, je reviens dans un court texte sur la pandémie de Covid. Alors que des mesures de confinement inédites furent prises entre 2020 et 2021, le virus a aujourd’hui quasiment disparu des radars, du moins si l’on se penche sur les discours et sur les mesures de prévention et de santé publique. Comment comprendre que la presse d’affaires (Bloomberg notamment) soit parmi les dernières à se faire l’écho de la survivance du virus, signant ainsi l’incapacité – notamment à gauche – de le traiter à la manière d’un commun négatif ? Non pour vivre avec mais pour vivre sans, afin de protéger les personnes les plus exposées tout en remettant en cause ce qui, précisément, les rend vulnérables : à commencer par l’impérieuse nécessité de gagner sa vie. Cet échec est le signe que la marche était trop haute. Qu’elle le fût pratiquement est une chose. Qu’elle le fût théoriquement est tout à fait autre chose.

1Je remercie Justine Loizeau pour cela.

2On en trouvera une présentation plus précise dans Alexandre Monnin, « Les communs négatifs. Entre déchets et ruines », revue Études, septembre 2021 no 4 285 : repris dans une version remaniée dans Alexandre Monnin, Politiser le renoncement (Paris, Éditions Divergences, 2023).

3Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, « Defending, Reclaiming and Reinventing the Commons », Canadian Journal of Development Studies / Revue canadienne détudes du développement 22, no 4 (1er janvier 2001) : 997‑1023.

4Hidefumi Imura, « The Environment as a Commons: How Should It Be Managed? », in Environmental Systems Studies: A Macroscope for Understanding and Operating Spaceship Earth, Tokyo, Springer Japan, 2013, p. 85‑98, 2013.

5Monnin, 2023, op. cit., p. 35.

6Collectif et al., Fukushima et ses invisibles (Les éditions des mondes à faire, 2018). Voir également Sabu Kohso, Radiations et révolution : Capitalisme apocalyptique et luttes pour la vie au Japon (Paris, Éditions Divergences, 2021).

7www.lundi.am/Fukushima-ses-invisibles

8Cf. Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : Une écologie du démantèlement (Paris, Éditions Divergences, 2021). Voir également larticle de Lionel Maurel publié dans cette Majeure.

9Monnin, 2023, op. cit., p. 42.

10Bonnet, Landivar, et Monnin, 2021, op. cit., p. 41-45.

11Frédéric Lordon, Vivre sans ? Autorité, institution, économie…, 1re éd. (Paris, La Fabrique, 2019).

12Déjà, entre 2016 et 2017, une série fut consacrée aux infrastructures maléfiques (evil) dans la revue Cultural Anthropology (https://culanth.org/fieldsights/introduction-evil-infrastructures). Son coordinateur, Christopher Kelty, la présentait alors de la manière suivantes : « [Les auteur·ices] réfléchissent aux infrastructures qui empêchent ou entravent la participation au lieu de létendre, qui soutiennent les inégalités et le racisme au lieu de sefforcer de les neutraliser ou qui facilitent la fermeture au lieu de favoriser louverture » (ce dernier point est éminemment discutable tant il ne va pas de soi que lon doive évaluer positivement louverture dans tous les contextes possibles).

13Voir par exemple Daniel Céfaï et Cédric Terzi, éd., L’expérience des problèmes publics. Perspectives pragmatistes, Raisons pratiques (Paris, France, Éditions de lÉcole Pratiques de Hautes Études en Sciences Sociales, 2012).

14Monnin, 2023, op. cit., p. 47.

15Ibid.

16Je me contente de mentionner en passant ici une autre notion à laquelle il peut parfois être assimilé, celle d« actif échoué ». À la différence des communs négatifs, lenjeu, dans le cas des actifs échoués est essentiellement, du point de vue des investisseurs, de sen dégager et de les désinvestir. Evidemment, cette réponse à elle seule ne suffit pas et les perspectives déchouage exigent parfois de retisser du commun autour de ces actifs échoués (en particulier lorsque que la préoccupation migre de lintérêt des investisseurs à celui des personnes attachées à ces actifs échoués et aux conséquences environnementales de leur dégradation). Voir par exemple les propositions de linstitut Rousseau autour de la notion de « défaisance carbone » : https://institut-rousseau.fr/sortir-de-limpasse-climatique-par-la-defaisance-carbone

17Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille. Ou critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts, 1845, p. 148.

18Monnin, 2023, op. cit. p. 41-42.

19Fanny Lopez, À bout de flux, Paris, Divergences, 2022.

20Voir en particulier Monnin, 2023, op. cit.