94. Multitudes 94. Printemps 2024
Majeure 94. Justice handie pour des futurs dévalidés

Réduction des risques et des dommages (RDRD toxicocrip)

et

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Réduire les risques. Ne pas criminaliser les addictions ou les usages ou les pratiques (de drogue, de sexe, de vie) mais plutôt faire en sorte que les personnes concernées soient le moins possible exposées à la mort prématurée.

Réduire les dommages. Acter que toutes les pratiques existent et que certaines d’entre elles comportent des risques, et peuvent entraîner des dommages, parfois irréversibles, pour le corps et la confiance dans la vie.

L’ensemble des systèmes, « sanctionnés par l’État ou extralégaux, qui produisent et exploitent la vulnérabilité à la mort prématurée », c’est ainsi que l’abolitionniste carcérale Ruth Wilson Gilmore définit le racisme : pas (seulement) des textes et des actions xénophobes, pas (seulement) des actes de relégations fondées sur la race, mais (surtout) un ensemble d’infrastructures qui limitent ton accès aux soins, qui t’exposent à davantage de toxines, qui débilitent ton existence. Perpétuellement maintenue en-deçà du seuil de détection du handicap − parce que tu es pauvre, parce que tu n’es pas blanche, parce que tu es queer, parce que tu vis dans le Sud global (Meekosha 2011 ; Puar 2017) −, ta vie n’est même pas reconnue comme étant l’objet de soin. Tu tombes dans un interstice et l’interstice en toi se creuse : ni valide, ni invalide.

Pour les êtres de la liminalité, pour les êtres liminaires, traversés par une frontière et vivant sur la brèche, pour celleux qui se tiennent au bord du seuil de la reconnaissance sociale, la justice prend des formes inattendues. Et si la RDRD était l’une d’elle ?

La RDRD, c’est la manière dont nous prenons soin les unes des autres en-deçà de l’idée que nous pourrions nous en sortir. C’est ce qui se passe quand tu décides de suspendre les politiques de l’espoir et leurs futurs qui chantent, et que tu essayes de comprendre comment survivre au présent. La RDRD, c’était le Kit+ ou les steribox devenues le KIT EXPER’ 1mL que tu te fais livrer gratuitement chez toi pour pas faire tourner les seringues et que tes injec’ soient safe (dedans, il y a : 2 seringues stériles 1mL serties ; 4 lingettes à la chlorhexidine alcoolique ; 2 ampoules d’eau PPI 5 mL pour diluer ton produit ; 2 blisters stériles à usage unique contenant chacun un récipient de chauffe de 5 mL et 1 filtre à membrane 0.22 microns pour filtrer les impuretés ; et une notice d’utilisation). La RDRD, c’est avoir de la Naloxone à disposition et prête à l’emploi (en France Prenoxad® pour sa forme injectable en intra-musculaire ou Nyxoïd® en spray nasal) lorsqu’on sait un·e proche sous anti-douleurs, parce les personnes les plus à risques sont celles qui ne sont pas, ne se disent pas, ou ne se pensent pas toxico. La RDRD, c’est faire des ateliers sur le consentement au début des sex parties, désigner un·e pote de confiance qui reste sobre en soirée, apprendre à reconnaître quand tu te mets en mode surtravail avant d’approcher le burn-out, avoir des pratiques de plaisirs et de joies militante (brown 2019) et te lâcher un peu du lest sur les délires sacrificiels.

La RDRD, c’est et ça a été, avant toute autre chose, pallier aux manquements de l’État dans ce qu’il était encore censé avoir de providence. C’est dire « puisque personne ne prend soin de nous, alors nous devons le faire nous-mêmes », à nos risques et périls, à nos risques et dommages. C’est clamer tout haut et demander des comptes : que signifie prendre soin dans un état de droit ? Que se passe-t-il quand les sujets du soin sont les déviant·es de ce monde et qu’il serait plus facile de les laisser mourir ?

La RDRD, c’est proposer une ouverture, formuler une présomption, imaginer une écologie relationnelle différente. C’est tenter de prendre soin sans dominer le sujet du soin.

Et, la RDRD, c’est aussi pointer du doigt l’industrie pharmaceutique, ses objectifs chiffrés et ses enjeux mortifères. C’est rappeler que les épidémies d’héroïne dans les années années 70 (puis de crack dans les années 80 aux États-Unis) s’inscrivent dans une économie politique de la souffrance sociale, permettant ainsi la criminalisation des populations les plus précaires et majoritairement noires (Bourgois 2001). C’est ne pas oublier que ces années 80 avaient nommé le SIDA « maladie des 4 H » pour Héroïnomanes, Homosexuels, Hémophiles, Haïtiens, et dont (prétextant une toute autre logique de la réduction des risques) l’État-providence a essayé de se protéger en laissant mourir toustes celleux qui étaient marquées par cette lettre (Kokoreff et alii 2018 ; Preciado 2020).

La RDRD, ça circule : des espaces militants aux pratiques sociales, de la résistance à l’État jusqu’aux meilleures pratiques des SAMU et des services sociaux. Comme c’est arrivé pour le SIDA, comme c’est en train d’arriver pour l’épidémie des opioïdes en Amérique du Nord : quand les classes moyennes et supérieures blanches sont touchées (ou admettent qu’elles le sont), la RDRD pointe son nez. Aussi pénibles que soient ces récupérations, elles ne sont pas une défaite car, quoi qu’il arrive…

la RDRD, c’est toujours amplifier la prévention en direction de toustes, et redoubler d’efforts pour que chacun·e se sente concerné·e. C’est dire : « qu’importe que tu sois toxico/Folx/migrant·e ou pas, on veut juste que tu restes vivant·e, et il y a des outils pour ça. »

Références

brown, adrienne maree. Pleasure Activism: The Politics of Feeling Good, AK Press, 2019.

Bourgois, Philippe. En quête de respect : le crack à New York. Paris, Seuil, 2001.

Gilmore, Ruth Wilson. Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California. Univ of California Press, 2007.

Meekosha, Helen. « Decolonising disability », Disability & Society, vol. 26.6, 2011.

Kokoreff, Michel, Coppel, Anne, Peraldi, Michel (dir.). La catastrophe invisible. Histoire sociale de lhéroïne, Paris, Amsterdam, 2018.

Preciado, Paul B. « Aprendiendo del virus », El País, 27 mars 2020.

Poitras, Laura. All the Beauty and the Bloodshed, 2022 [film documentaire sur la crise des opioïdes et autour de la lutte de l’artiste-militante Nan Goldin contre l’empire pharmaceutique Sackler].

Puar, Jasbir K. The Right to Maim: Debility, Capacity, Disability. Duke University Press, 2017.

Revue ASUD (Autosupport des Usagers de Drogue), www.asud.org