89. Multitudes 89. Hiver 2022
Mineure 89. Design is the answer, but what was the question ?

Re‑designer les fictions modernes pour re‑designer nos réalités
Le projet New Weather TV

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Les scripts de nos réalités sont écrits par des systèmes (techniques) qui agencent les relations entre l’Homme et son environnement. Ces liens se construisent via nos outils et nos artefacts – des images, des objets, des protocoles. Nous co-évoluons. Au XVIIe siècle, les instruments scientifiques ont transformé la Terre en laboratoire ; depuis le XXe siècle, les appareils de production, de reproduction et de diffusion d’images transforment la Terre en installation vidéo. Le display de notre monde contemporain a été activé par des designers comme Herbert Bayer ou Ray et Charles Eames : des visions étendues composées d’images ubiquitaires construisent nos subjectivités – la raison et le progrès sont incorporés1. Au-delà de représenter ou de médiatiser, les images (fictives et réelles) créent désormais nos réalités phygitales (à la fois physiques et virtuelles). Suggérant de photoshoper cette même réalité via nos techniques de post-production (audiovisuelles), la réalisatrice Hito Steyerl demande en outre : « Quelles images voulons-nous rendre réelles2 ? » Étant donné que le fond vert chroma key conceptualise notre monde actuel en tant que conteneur où des nouvelles images, des nouvelles réalités, des nouvelles attitudes, sont produites et introduites, the question is : Quelles visions anthropocènes devons-nous re-designer afin de reconfigurer les relations homme-nature3 ?

Quelles images voulons‑nous rendre réelles ?

Si nos réalités sont faites de nos images, nous devons réfléchir de manière critique à nos archives modernes. Nous devons déconstruire notre « ready-made world of images4 » pour nous départir des images les plus communes. NEW WEATHER TV se concentre ainsi sur les images du bulletin météorologique mainstream. Le projet appréhende la météo en tant qu’artefact politique qui incruste les idéologies modernes « naturalistes » dans nos réalités quotidiennes5 : des vues satellitaires post-photographiques performent une perspective depuis l’espace – zoomable et divine – qui place notre corps en dehors. La Terre est présentée comme un modèle informatique où les phénomènes originaux sont convertis en codes abstraits – développant la fiction de la nature comme un objet externe et calculable. La carte météorologique est attachée à l’État-nation même si les vents et les particules ne reconnaissent pas ces frontières. La réalité du changement climatique est encore traduite en images sublimes des événements météorologiques extrêmes6. Comment post-produire ces valeurs modernes et anthropocènes – des vues globales, des visions scientifiques et abstraites du monde, des frontières, des images sublimes de catastrophes – qui pénètrent quotidiennement dans nos corps à travers le bulletin météorologique ?

Quelle météo pour le futur ?

En lien avec la cybernétique et la pensée systémique émergentes, les architectes de la guerre froide (militaires, chercheurs, designers, etc.) exposent la nature comme système d’information et développent notre version contemporaine de la Terre en tant qu’objet (pré)programmé et maîtrisable. Un « monde clos7 » avec la météorologie comme application grand public : des satellites météorologiques lancés dans l’espace dès 1960 encouragent l’observation – la surveillance – globale et permanente de la planète ; l’ordinateur permet la conception d’un modèle numérique de l’atmosphère – une grille 3D aux mailles variables – afin de comprendre et prédire la météo via la simulation informatique. Si ces outils techno-scientifiques ont été décisifs pour saisir la Terre comme système nature-culture relationnel, ils ont aussi contribué à (re)actualiser une fiction – un style – qui montre une nature contrôlée par l’Homme blanc. Au-delà du design critique ou spéculatif, New Weather TV vise à scénariser une nouvelle esthétique pour matérialiser des réalités complexes et interdépendantes qui nous attachent à nos environnements (au lieu de nous émanciper de ceux-ci).

Actuellement en première phase de prototypage, la (post)production des images (du bulletin) météo se base sur des enquêtes de terrain en collaboration avec Météo-France8 : plusieurs satellites sont nécessaires afin de produire une vue globale et permanente. Les satellites géostationnaires et défilants balayent la Terre à travers de nombreux canaux infrarouges et visibles, mettant à jour – en temps réel – une grille planétaire de couches atmosphériques en constante évolution. Les données recueillies par ces satellites météorologiques – de fait des lignes de code – sont traitées et distribuées en tant que produits opérationnels pour différents usages. Surtout utilisées pour des modèles de prévision numériques du temps, seule une petite partie des données est traduite en images. Des images dites « événementielles » sont élaborées pour le grand public : une composition de nombreuses images et calques où des algorithmes révisent soigneusement chaque pixel pour créer un planisphère lisse et cohérent. Pouvons-nous redéfinir la fiction de la vue globale – en nous basant sur la réalité des images composites afin de conceptualiser des images partielles et situées liées à d’autres images partielles et situées ?

Les observations satellites complètent des observations de surface – un réseau de données encore plus dense – pour alimenter les modèles de prévision numérique du temps (PNT). Un modèle de PNT calcule – à partir des observations météo (états initiaux de l’atmosphère) et des équations simulant des conditions physiques multiples (mouvement des fluides, turbulence, rayonnement…) – une prévision. Le modèle compare et corrige continuellement la prévision avec les observations réelles avant de lancer une nouvelle simulation. La prévision météorologique mainstream met en scène une seule prévision déterministe : un point de départ avec une seule évolution potentielle de l’atmosphère comme point d’arrivée. Prenant en compte les réalités dynamiques et complexes de la planète9, la prévision météorologique probabiliste propose quant à elle des points de départ différents pour exposer un ensemble de scénarios probables mais incertains. Pour activer l’imagination – la réalité – d’une Terre faite d’(inter)connexions indéterminées, pouvons-nous formuler la (prévision) météo comme une grille faite de « placeholders10 » matérialisant des possibles ?

Design is the answer when it questions – notamment les images qu’il produit en collaboration avec ses réseaux techniques…

1Herbert Bayer, « Diagramme de la vision étendue », 1930 ; Ray et Charles Eames, « Glimpses of the USA », 1959. Voir aussi : Fred Turner, « Le Cercle démocratique : le design multimédia de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques », Éditions C&F, 2016.

2cf. Hito Steyerl, « The Photographic Universe : Photography and Political Agency ? » (Conférence à The New School en 2013). Consulté sur www.youtube.com/watch?v=kqQ3UTWSmUc

3L’incrustation ou « chroma key compositing » est une technique de la postproduction où un corps est placé devant un écran bleu ou vert. Les scénarios en arrière-plan sont des couches virtuellement ajoutées.

4Chiara Bottici, « Imaginal Politics : Images beyond imagination and the imaginary », New York, Columbia University Press, 2014

5Philippe Descola (Éd.), « La Fabrique des images : Visions du monde et formes de la représentation » Somogy, 2010.

6Prolongeant mon expérience en tant qu’ex-designer graphique à « La Chaîne Météo » de 2007 à 2011, ce constat se base sur l’étude des « Bulletins météo de l’année 2050 » – campagne de communication et de sensibilisation que l’Organisation Météorologique Mondiale a réalisé avec des présentateurs météo internationaux entre 2014 et 2015. Consulté sur : www.youtube.com/playlist?list=PLNaX-uTWSWrHU3ADBXLCwSs13IqF2gTIm

7Paul N. Edwards, « Un monde clos : L’ordinateur, la bombe et le discours politique de la guerre froide », Éditions B2, 2013.

8Depuis 2020, j’ai mené plusieurs études de terrain au sein de Météo-France, à savoir au Centre de Météorologie Spatiale (CMS) basé à Lannion, à l’École Nationale de la Météorologie (ENM) et à la Direction des Services Météorologiques (DSM) basées à Toulouse.

9Concernant le phénomène fondamental de sensibilité aux conditions initiales de la théorie du chaos, voir par exemple Edward Lorenz, « Predictability : Does the Flap of a Butterfly’s Wings in Brazil Set Off a Tornado in Texas ? » American Association for the Advancement of Sciences ; 139th meeting, 1972, https://eapsweb.mit.edu/sites/default/files/Butterfly_1972.pdf

10Ernesto Oroza rappelle que le « placeholder » est ce carré noir dans le design graphique qui occupe la section image dans les fichiers de pré-impression conceptualisant des possibilités. Ernesto Oroza, « Notes on a Cuban rhapsody », Conférence à l’École supérieure d’art et de design Tours Angers Le Mans, 2021, https://esad-talm.fr/fr/actualites/post-design-alterproduction-2