94. Multitudes 94. Printemps 2024
Mineure 94. L’eutopie extraterrestre

Quand les ovnis nous invitent à atterrir

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En août 1965, un agriculteur des Alpes-de-Haute-Provence, Maurice Masse, décrit aux gendarmes comment il a observé, posé au milieu de son champ de lavande le 1er juillet précédent, un objet en forme de ballon de rugby gros « comme une Dauphine ». Devant cet objet, deux petits êtres « humanoïdes » sont plongés dans l’observation d’un pied de lavande. Un an plus tôt, le 24 avril 1964, l’Américain Gary Wilcox a raconté avoir rencontré deux humanoïdes qui l’auraient interrogé sur les questions relevant de l’agriculture. Plongée dans une transe hypnotique par le docteur Benjamin Simon en 1964, l’Américaine Betty Hill a expliqué que le chef du groupe d’E. T l’ayant enlevé, elle et son mari Barney, sur une route du New Hampshire une nuit de septembre 1961, lui aurait montré une sorte de carte en lui demandant si elle pouvait y situer la Terre.

Ces témoignages (qu’on pourrait multiplier) ont fait l’objet de plusieurs critiques : ces observations seraient le résultat de méprises avec des objets connus non reconnus par les témoins ; Maurice Masse, selon la presse en 1965, aurait pris un hélicoptère posé dans son champ pour un ovni ; les détails révélés par Betty Hill sous hypnose seraient de faux souvenirs, etc. De façon plus générale, les critiques ont exclu des visites d’E. T. pour au moins deux raisons : il y a probablement de la vie ailleurs, mais les distances sont trop grandes. Dans le cas où des visites seraient malgré tout possibles, elles sont trop nombreuses. En décembre 1969, l’astronome Carl Sagan notait que, même en admettant un univers débordant de civilisations technologiquement développées, il y a trop d’observations. Tous les ethnologues, ajoutait-il, ne se précipitent pas vers la même île du Pacifique sous prétexte qu’une nouvelle technique de pêche vient d’y être inventée1.

Scientifiques et astronomes considèrent donc que l’ufologie (étude des Ovni2) est un discours nombriliste qui nous renvoie à l’époque où l’on prenait des phénomènes météorologiques pour des prodiges célestes et où nous nous pensions le centre de l’univers. Comme les anciens dieux, les extraterrestres se préoccuperaient uniquement de ce qui se passe ici. Alors que les ufologues placent la discussion dans le prolongement du débat sur la pluralité des mondes, leurs critiques les accusent de détourner ce débat pour revenir à une vision géocentrée « pré-copernicienne ».

Plutôt que de recouvrir une fois de plus ces récits d’une couche d’explication socio psychologique ou de chercher à départager les intervenants (témoins, ufologues, scientifiques et rationalistes), je propose de dépasser l’opposition entre « sceptiques » et « ufologues » pour aborder les témoignages en prenant en compte le fait que, depuis ces débats des années 1947-90, notre rapport au monde a profondément changé à cause de la crise écologique. Crise dont je voudrai montrer qu’elle nous conduit à redéfinir nos relations avec les non-humains − et donc à analyser autrement ces récits. Je propose de me contenter de décrire les types de mondes construits par ces récits. Au lieu de demander « pourquoi les gens croient-ils aux ovnis ? » ou « comment rendre compte de telles visites ? », essayons de voir « ce qui change s’il y a des ovnis ». Attention, je ne suis pas en train de demander « qu’est-ce qui pourrait changer si on acceptait la réalité des ovnis ? » (du genre : « on ne regardera jamais plus le ciel comme avant » et autres formules de films de SF) mais « qu’est-ce qui change d’ores et déjà ? » Comment les témoignages et les débats qui les accompagnent réorganisent-ils une partie de nos relations, de nos manières de définir le monde commun ? L’idée est d’appliquer aux ovnis le même travail de description ethnographique que les sociologues comme Bruno Latour ont pu appliquer aux pratiques scientifiques.

Revenons maintenant aux faits et opinions décrits au début pour déployer notre analyse.

Retourner le regard de la pluralité
des mondes extraterrestres vers la pluralité des mondes terrestres

Commençons par l’argument sur la possible origine extraterrestre des ovnis. Le contenu des récits mentionnés nous invite-t-il uniquement à nous interroger sur la pluralité des mondes ? Les « ufonautes » de Valensole observent un pied de lavande, ceux de Wilcox s’intéressent à l’agriculture et ceux de Betty Hill lui demandent si elle sait localiser la Terre. Cela n’invite-t-il pas à analyser autrement les faits ? Si on prend en compte les travaux accumulés en écologie, on constate que la recherche de vie implique, avant de nous tourner vers les mondes extraterrestres, de commencer par reconnaître la pluralité de formes de vies et de sociétés (humaines et non-humaines) présentes sur Terre. J’ai essayé de montrer ailleurs3 que les débats lancés sur la pluralité des mondes, notamment par Fontenelle, avaient paradoxalement accompagné le discours consistant à réduire la pluralité de formes de vie sur Terre à la catégorie de « nature ». Fontenelle semble moins chercher à se préoccuper d’autres formes de vies qu’il ne repousse toujours plus loin dans l’espace cette recherche en instaurant le « monde moderne » sur un partage entre nature et culture et sur l’exploitation de la première par la seconde4. Ce n’est pas tout. La volonté moderne de nier la pluralité de formes de vies et d’intelligences terrestres conduit Fontenelle à creuser un autre Grand Partage5 entre les Lumières et les « superstitions » des peuples producteurs de « fables » et d’« oracles »6.

En se manifestant dans le ciel proche et en dirigeant leur attention vers la Terre, les ovnis nous invitent-ils à nous montrer nombrilistes ou nous invitent-ils plutôt à prendre en compte la richesse de la biodiversité terrestre et la pluralité de sociétés non-humaines ? Le ciel dans lequel les ovnis se manifestent renvoie-t-il au cosmos des modernes ou à la « zone critique » où se construit depuis des centaines de millions d’années la biodiversité de notre planète7 ? Je ne prolonge pas le débat, je prends au sérieux ce qui est dit et les interprétations possibles.

Les témoins accumulent‑ils les méprises ou redistribuent-ils les relations entre humains et non-humains ?

Un autre argument opposé aux témoignages sur les ovnis peut paraître paradoxal à invoquer pour le sérieux de ces récits : le grand nombre de méprises. Les rationalistes − et les ufologues eux-mêmes − ne cessent d’insister sur le fait que l’immense majorité (voire la totalité) des ovnis sont en fait des ovis, des objets volants identifiés, autrement dit des confusions avec des phénomènes connus (mais non reconnus par les témoins). Selon eux, la plupart des témoins ne sauraient pas reconnaître des objets aussi banals que des ballons-sondes, des lampadaires, la lune voilée par des nuages, etc.

Précisions tout d’abord que les témoins n’ont aucune raison de reconnaître des objets qui ne sont décrits nulle part dans notre culture scientifique8. Ils ne peuvent donc être accusés de faire preuve d’ignorance. Mais surtout, il est sans doute moins intéressant d’insister sur les erreurs des témoins que sur leur « animisme », leur volonté de voir dans ces objets des manifestations de formes de vie et d’intelligence, une attitude que l’on peut être tenté d’interpréter d’une nouvelle manière à l’aune de la crise écologique. Aux excès des Modernes qui renvoient aux autres planètes la pluralité de formes de vies en réduisant les vivants terrestres à la catégorie de nature, à un stock de ressources, semble répondre l’excès inverse des témoins qui voient des formes de vie et d’intelligence dans la moindre lanterne thaïlandaise9. En proposant d’entrer en contact avec des lampadaires, des ballons-sondes ou la planète Vénus brillante dans le ciel du soir, les témoins semblent opposer à la pluralité des mondes extraterrestres de Fontenelle l’idée de (re)peupler notre planète d’une multitude de formes de vie impossibles à domestiquer. Non seulement ces ovnis et ovis dirigent notre attention vers la Terre mais ils se comportent comme des sortes de loupes grossissantes conduisant à prendre conscience d’êtres et de phénomènes qui refusent de se laisser « naturaliser » par les Modernes. Les témoins invitent à chercher comment établir un contact avec des êtres qui, ici et maintenant, refusent la domestication10.

Cesser de chercher à prouver l’existence des ovnis pour entrer en contact avec les non‑humains

L’intérêt de l’analyse qui précède me semble renforcé par un autre aspect du débat sur les ovnis qui pourraient paraître lui aussi desservir les témoins (et ufologues) : leur incapacité à apporter les preuves de la réalité des faits. Je voudrais suggérer que, loin de constituer une faiblesse, ce manque de preuve pointe la faiblesse du discours des critiques et notamment l’incapacité de ces derniers à comprendre la notion de preuve dans le travail scientifique11.

Pour éclairer ce point, comparons les débats sur les ovnis avec les débats suscités par les expériences visant à apprendre des langues de signes à nos cousins primates, un sujet qui nous ramène encore à la question de la pluralité de formes de vies terrestres. On retrouve dans ces débats les mêmes arguments critiques, les mêmes demandes sans cesse renouvelées, et toujours plus exigeantes, de « preuves ». Face aux expériences des primatologues qui ont appris la langue des signes à des chimpanzés, des orangs-outans ou des gorilles, des rationalistes n’ont cessé de contester les faits en expliquant que les auteurs de ces expériences voyaient une communication là où il n’y avait qu’imitation. Bref, comme pour les ovnis, les faits produits par les primatologues se réduiraient à des méprises. Mais le problème renvoie-t-il à un manque de preuve ou à une question mal formulée ? Comme l’a bien montré Vinciane Despret dans son livre sur le cas de Clever Hans, un cheval présenté comme capable de compter12, il s’agit moins de déterminer si Hans savait compter ou s’il était capable de détecter d’infimes changements d’attitude chez son dresseur que d’admettre que, dans les deux cas, son comportement témoignait d’une forme d’intelligence remarquable. Pourtant les rationalistes, dans leurs encyclopédies sur le paranormal13, opposent les mêmes reproches aux primatologues et aux témoins. Ils accusent les primatologues d’humaniser les chimpanzés et les témoins de soucoupiser des ballons-sondes.

Opposé aux témoins d’ovnis, l’argument semble efficace car peu d’éthologues se hasarderont à défendre la cause des ovnis. Mais examiné à la lueur de son usage contre les expériences des primatologues, il est moins convaincant et semble surtout illustrer la volonté des critiques de ne pas se voir détrôner de leur position de supériorité (ces débats opposent souvent des expériences conduites par des femmes et des critiques formulées par des hommes…). Distinguer si les témoins se trompent (puisque la plupart des ovnis n’en sont effectivement pas) ou si les primatologues ont raison n’est pas le plus important. Le plus important est d’en finir avec le partage nature-culture pour admettre que le monde dans lequel nous évoluons se compose uniquement de cultures au sein desquelles se déploient une pluralité de formes d’intelligences qui requièrent plus notre attention que notre rationalisme.

Nous retrouvons ici l’argument développé plus haut : comment espérer résoudre la question de la pluralité de mondes ailleurs sans faire d’abord l’effort de cesser de réduire la vie sur terre à un stock de « ressources naturelles » ? L’excès des témoins qui soucoupisent les ballons-sondes paraît donc bien timide face à l’excès des Modernes. L’erreur de ces témoins semble moins préoccupante que celle des Modernes qui entendent accumuler des preuves d’une nature à domestiquer (le programme de Bacon) alors que la crise écologique nous conduit désormais à admettre qu’ils auraient surtout dû faire l’effort d’entrer en contact avec les non-humains qui composent non pas une « nature » mais un ensemble de sociétés.

Le propos des témoins semble une invitation de plus à refermer la parenthèse moderne et à admettre que, avant de parler d’autres mondes habités, l’écologie et l’éthologie nous invitent à reconnaître les autres mondes et sociétés non-humaines qui existent − qui prolifèrent − ici. Or l’écocide en cours témoigne que nous sommes en train de finir de détruire ces mondes. La « nature » ressemble de plus en plus à une nature morte. Humains et non-humains se retrouvent chaque jour un peu plus sur une planète invivable, poussant virus, animaux et humains à migrer en suscitant épidémies et, sur un autre registre, poussées d’extrême-droite. En se croyant autorisés à qualifier les témoins de superstitieux et les animaux non-humains de sauvages (« faune sauvage »), les Modernes sont passés à côté du fait que ces « superstitieux » et ces « sauvages » renvoient à une diversité culturelle d’une exceptionnelle richesse.

On peut d’ailleurs également rapprocher les accusations portées contre les témoins d’ovnis des accusations de fétichisme portées contre les « esprits » décrits dans d’autres cultures. Voir des ovnis est-il profondément différent de voir des esprits au cœur de la forêt amazonienne ? La dénonciation des superstitions soucoupiques ne fait-elle pas écho à la dénonciation des superstitions des « peuples sauvages » ? Mieux : cela ne revient-il pas à commettre le même type d’erreur que celui qui a conduit à réduire les animaux non-humains à des « bêtes sauvages » ? Les Modernes exigent que les autres comprennent leur science mais ils ne font guère l’effort de comprendre les sciences des autres, humains comme non-humains, remarquait Bruno Latour. Comme il l’écrivait en 1983 : « il n’y a pas de pensée rationnelle, qu’on pourrait distinguer longtemps des pensées sauvages. Il n’y a pas de cultures qu’on puisse longtemps tenir à l’écart des espèces indomptées qui croissent dans la jungle14. » Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de nature ; la nature n’est qu’un ensemble de cultures non-humaines.

Nous avons vu comment le débat sur les ovnis, dans le prolongement du rationalisme et de la discussion sur la pluralité de mondes, a renvoyé les témoignages d’ovnis à une vision pré-moderne. Mais on peut aussi proposer une autre lecture, a-moderne, et passer de la science galiléenne, soucieuse de définir les lois d’une nature extérieure à l’Homme, à une science latourienne qui s’intéresse à la pluralité des mondes et modes d’existence des humains et des non-humains15. Alors découvrirons-nous sans doute que le Contact a eu lieu depuis longtemps mais que nous n’écoutions pas.

1Carl Sagan & Thornton Page (ed.), UFOs : A Scientific Debate, Ithaca, Cornell University Press, 1972, p. 269.

2Le titre de cet article est une allusion à lessai de Bruno Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017. Merci à Fanny Charrasse, Laetitia Dufour, Elie During, Dominiq Jenvrey, Philippe Le Guern et François Theurel pour nos échanges sur les thèmes évoqués ici. Et bien sûr à Bruno Latour sans qui je naurais jamais pu développer ce projet de recherche.

3Je me permets de renvoyer à un article publié dans le premier numéro dEstrange, la revue de François Theurel publiée par Gallimard/Hoebecke.

4Bruno Latour, Nous navons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991. Noublions pas que les peuples non occidentaux ont longtemps été considérés comme demeurés « à létat de nature ».

5Sur le Grand Partage entre « esprits rationnels » et « esprits irrationnels », voir Bruno Latour, « Comment redistribuer le Grand partage », Revue de Synthèse, 1983 et Jack Goody, La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979.

6Voir Fontenelle, Histoire des oracles (1686), Paris, Librairie Didier, 1971, et « De lorigine des fables » in Œuvres de Monsieur de Fontenelle, Tome troisième, Paris, Chez les Libraires associés, 1766, p. 268-294.

7Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, 2015, La Découverte. Le ciel où surgissent les ovnis est aussi celui où apparaissent les météores décrits notamment par Michel Serres dans La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Minuit, 1977, p. 85 et suiv.

8Dans les livres ou les documentaires, les ballons-sondes sont montrés sous la forme de ballons auxquels sont accrochés des appareillages scientifiques, pas sous la forme dun point lumineux susceptible de surprendre des témoins. Idem pour les satellites, Vénus, la lune voilée par des nuages et les autres sources de méprises.

9Xavier Passot, Jai vu un ovni, Paris, Le Cherche-Midi, 2018 (Xavier Passot a été directeur du GEIPAN, le service détude des ovnis du CNES).

10Philippe Descola, « Pourquoi les Jivaros nont pas domestiqué le pécari », in Bruno Latour & Pierre Lemonnier (ed.), De la préhistoire aux missiles balistiques. Lintelligence sociale des techniques, Paris, La Découverte, 1994.

11Les travaux de sociologues des sciences comme Michel Callon ou Bruno Latour ont montré que le travail scientifique est moins affaire de preuves que dintéressement.

12Vinciane Despret, Hans, le cheval qui savait compter, Paris, Les Empêcheurs Penser en Rond, 2004.

13Gordon Stein (ed.), The Encycopedia of Hoaxes, Detroit, Gale Research, 1993, p. 197 ; Gordon Stein (ed.), The Encycopedia of the Paranormal, Amherst, Prometheus Books, 1996, p. 743-752 ; Williams F. Williams (ed.), The Encycopedia of Pseudosciences, New York, Facts on File, 2000, p. 341.

14Bruno Latour, Les Microbes, guerre et paix, Paris, Métailié, 1984, p. 265.

15Bruno Latour, Enquête sur les modes dexistence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.