Depuis quelques années maintenant, je m’intéresse aux corps, humains, non-humains et plus-qu’humains dans les écrits de Donna Haraway. Il se fait que beaucoup de ce que Donna Haraway nous raconte des corps et de leur individuation est issu d’un dialogue soutenu avec les travaux de Lynn Margulis. Une partie de ce que je cherchais chez Donna Haraway, Donna Haraway l’avait cherché chez Lynn Margulis. Je vais dès lors aller chercher à tirer quelques fils d’une pelote de pensée intitulée « Lynn & Donna », dans l’héritage direct de la formule de Marylin Strathern : « it matters what ideas we use to think other ideas (with)1 », lequel tissage est appelé par Donna Haraway « technologie pensante » ou « fabulation spéculative 2 ». C’est donc à un petit exercice de filage spéculatif que je vais me livrer, en tirant les fils qui se sont noués entre ces deux chercheuses.
Quelles sont ces « idées » de corps que Donna Haraway emprunte à Lynn Margulis pour penser les corps humains, non-humains et plus-qu’humains ? Qu’ai-je appris de ce qui se tisse entre ces deux penseuses sur cette question ?
Exceptionnalisme humain
Peut-être que nous pourrions partir d’une critique qui leur est commune. Elles prônent toutes deux une sortie de l’exceptionnalisme humain. Dans l’ouvrage Microcosmos (1986), Lynn Margulis et Dorion Sagan l’écrivent très clairement : « […] Homo Sapiens ne représente pas le point culminant du progrès. Ceux qui agissent en portes-paroles des intérêts particuliers des humains oublient à quel point la vie sur Terre est interdépendante. Vous ne pouvez pas voir l’histoire de l’évolution d’une manière équilibrée si vous la considérez uniquement comme une préparation à l’arrivée des humains3 ». Lynn Margulis et Dorion Sagan invitent à changer de perspective sur la place des humains sur Terre. Ils ne sont ni particuliers, ni au centre de l’univers, ni exceptionnels. Nous ne sommes pas les maîtres de l’univers et de la vie. « Nous sommes des recombinaisons de processus métaboliques de bactéries aérobies et d’autres formes apparues pendant l’accumulation d’oxygène dans l’atmosphère il y a quelque 2 milliards d’années 4 ». Nous concevoir comme exceptionnels, en haut d’une échelle de l’évolution, relève d’une représentation arrogante. Microcosmos raconte l’histoire des humains non comme une histoire de sélection naturelle et de conquête, mais comme une histoire d’héritage. Les humains sont des héritiers riches et gâtés ayant reçu les richesses génétiques léguées par les animaux qui ont survécu aux diverses extinctions massives depuis des millions d’années5.
Donna Haraway partage cette pensée en soulignant la nécessité de la sortie de l’exceptionnalisme humain à travers la catégorie d’espèces compagnes6, une catégorie du devenir-avec dans laquelle se loge chaque vivant en relation avec d’autres vivants, qu’ils soient humains, non-humains ou plus-qu’humains : « Chaque espèce est une foule multi-espèces. L’exceptionnalisme humain est ce que les espèces compagnes ne peuvent supporter. Face aux espèces compagnes, l’exceptionnalisme humain se révèle être le spectre qui condamne le corps à l’illusion, à la reproduction du même, à l’inceste, et rend ainsi la commémoration impossible 7 ». Alors que Lynn Margulis et Dorion Sagan invitent à une autre perspective pour comprendre la vie et les vivants, Donna Haraway s’appuie sur cette perspective pour saisir la possibilité de créer une nouvelle catégorie pour penser les relations entre les humains et les non-humains, celle d’espèce compagne.
Espèces compagnes et symbiogenèse
Comment décrire cette catégorie bizarre d’espèce compagne ? Donna Haraway la forge d’abord dans une optique critique de la catégorie d’espèce elle-même, tant dans la manière dont la biologie et la zoologie l’ont fondé que dans l’idée même d’une catégorie fixe qui doit tendre sans cesse à la pureté, qui embarque des connotations liées à la race, au sexe et au colonialisme environnemental. Dans sa tentative de fabriquer cette drôle de catégorie, Donna Haraway se focalise sur la relation, ce qui fait relation étant aussi ce qui fait corps ; les corps émergent dans la co-génération mutuelle qui se trame dans des chronotopies spécifiques et singulières, à chaque fois renouvelées. Ces chronotopies sont appelées zones de contacts.
Les espèces compagnes sont moins une catégorie stricto sensu qu’une manière de dire qu’il se passe quelque chose de l’ordre du devenir-avec, aux prises avec un processus relationnel qui engage les créatures dans un jeu inédit de co-génération mutuelle. Aucun des partenaires ne préexiste à la relation. En ce sens, les espèces compagnes sont toujours définies par ce·ceux·celles qui les met·tent en relation car c’est ce processus qui les fait émerger dans la matérialité du monde. Les espèces compagnes sont ce·ceux·celles qui me fabriquent, affirme Donna Haraway 8.
Dans son livre Quand les espèces se rencontrent (2008), Donna Haraway nous dit que cela fait longtemps que Lynn Margulis l’inspire9, en particulier par la symbiogenèse. La symbiogenèse formule l’hypothèse selon laquelle de nouvelles entités biologiques apparaissent lors de relations symbiotiques, c’est-à-dire des relations de coopération (pas toujours mutuellement bénéfiques) entre deux organismes vivants. L’hypothèse symbiogénétique permet de comprendre l’apparition de nouvelles formes de vie à partir de symbioses entre formes de vie existantes.
Nul doute que la symbiogenèse contribue à modeler la catégorie d’espèce compagne. Ces dernières émergent à partir des relations d’ingestion, de contiguïté, de contamination mutuelle, d’opportunisme, toujours dans une co-constitution et une co-évolution, jamais données d’avance. Les rencontres entre espèces compagnes, intrinsèquement natureculturelles, sont assurément non téléologiques. Rien ne garantit ni ne prédit ce qu’il advient des rencontres. Il faut cependant porter attention aux termes de la relation qui s’engagent dans la rencontre. Cette fabrication mutuelle en tant qu’espèces compagnes se fait dans la chair et dans la possibilité que l’autre soit signifiant, qu’il « compte significativement » (il s’agit chez Donna Haraway d’un jeu de mot sur l’expression significant other, une litote pour parler d’un·e « partenaire amoureux·ses » et qui signifie littéralement « autre significatif »). Dans les espèces compagnes, le significativement est parfois tellement intense qu’il s’agit d’amour. C’est ainsi que Donna Haraway qualifie son histoire d’amour avec sa chienne Cayenne :
« Mlle Cayenne Pepper n’en finit pas de coloniser toutes mes cellules – un cas flagrant de ce que la biologiste Lynn Margulis appelle la symbiogenèse […] Partenaires réciproques, dans nos différences spécifiques, nous sommes l’incarnation d’une vilaine infection développementale qui s’appelle l’amour10. »
Sympoïèse
Une autre manière de nommer quelque chose d’une trame commune entre Lynn Margulis et Donna Haraway serait de souligner qu’elles portent toutes deux une attention particulière à ce qui se passe plus qu’à ce qui est, ce qui leur permet d’affirmer que ce qui se passe doit en réalité être compris comme ce qui est.
C’est en ce sens que je lis la discussion que Donna Haraway engage avec Lynn Margulis quand elle propose le néologisme de « sympoïèse11 ». Donna Haraway définit la sympoïèse comme un making-with, un « faire/fabriquer/construire-avec12 », qui relate l’attachement multiple et enchevêtré qui présuppose que rien n’émerge seul ou ne se fait tout seul :
« “Sympoïèse” est un mot simple. Il signifie “construire-avec”, “fabriquer-avec”, “réaliser-avec”. Rien ne se fait tout seul. Rien n’est vraiment autopoïétique ou auto-organisé. […] La sympoïèse est un mot propre aux systèmes complexes, dynamiques, réactifs, situés et historiques. Il s’agit d’un mot qui désigne le fait d’être dans le monde, avec, en compagnie. La sympoïèse englobe l’autopoïèse et, de manière générative, la déploie et l’étend13. »
La sympoïèse est donc la marque de ce qui se passe, c’est-à-dire le devenir, que ce soit « devenir-avec » ou « devenir-au-monde » [becoming worldly]. Le processus de devenir ne s’expérimente que dans un devenir s’entrelaçant au monde, toujours composé de plusieurs couches, dans lequel s’expérimente notre relationnalité aux multiples espèces compagnes, pas encore tout à fait différenciées les unes des autres. Donna Haraway expérimente ce devenir-monde comme « un processus qui cultive des terrains d’attachement et des nœuds collants émergeant du trivial et de l’ordinaire14 ».
La sympoïèse est à la fois terrienne et tentaculaire, un fouillis dans lequel aucune espèce compagne n’est seule ou individuée de prime abord. Elle réjouit car ce modèle écarte radicalement la logique de l’Un et de l’individuation, prémisses de la métaphysique occidentale. Les relations sympoïétiques sont des relations d’ingestion, de digestion, de repli, d’attraction, d’interpénétration et de recombinaisons corporelles que nous pouvons aussi appeler agencements sympoïétiques, autre mot désignant ce que Lynn Margulis appelle des holobiontes, entités vivantes inter-agissant et intra-agissant dans des « nœuds polytemporels et polyspatiaux15 » à chaque fois renouvelés et inattendus.
L’influence de Lynn Margulis se fait à nouveau sentir avec cette reprise des holobiontes. Ils intéressent Donna Haraway car ils ne sont pas des entités closes et définies comme le gène, l’organisme ou la cellule, qui nous contraignent à envisager leurs relations uniquement sous le signe de la compétition ou de la coopération, ce qui est une sérieuse limite à l’étendue des relations complexes et enchevêtrées qui caractérisent les espèces compagnes. Le modèle de la sympoïèse permet de sortir de la fermeture individuante comme prémisse ontologique, et de proposer d’autres liens théoriques, affectifs et sensuels au monde.
Ontologi·éthique
Les différents modèles de Lynn Margulis que digère ensuite Donna Haraway, notamment par et dans la sympoïèse, me permettent de métaboliser de nouveaux types d’ontologie et de les relier à quelque chose de l’ordre d’une éthique. Je choisis délibérément le mot éthique, hautement chargé d’ions politiques et académiques. Si Donna Haraway ne mobilise que peu le terme, elle nous dit cependant « ne pas être prête non plus à le laisser à l’ennemi16 ». En effet, l’éthique traverse tous ses travaux, mais toujours dans une perspective immanente et retorse. Les valeurs éthiques comme le care, l’attention et la responsabilité ne sont pas ces valeurs qui nous guident vers un Bien Commun, mais ces valeurs sont véritablement les effets de nos relations, de nos devenirs-avec engagés avec les espèces compagnes. « Ce ne sont pas des abstractions éthiques17 », mais le résultat ordinaire, prosaïque, des relations ordinaires entre espèces compagnes. Nous ne pouvons donc nous en départir, nous devons composer avec ces valeurs tant comme effets que comme conditions de possibilité – et non plus simplement les invoquer.
Je reviens à présent sur l’ontologie et son lien organique avec l’éthique. Il y a chez Donna Haraway deux types d’ontologie : une ontologie processuelle – caractérisée par le fait qu’aucune individuation, aucune forme, aucune espèce n’est permanente, car sans cesse soumise à la rencontre possible, échappant à la fixité de toute catégorie – et une ontologie relationnelle – car la relation est ce qui préside à toute individuation.
Dès lors, l’ontologie est toujours-déjà (dans) une forme d’éthique, dans la mesure où c’est la relation qui fait émerger les corps (holobiontes ou espèces compagnes). L’ontologie et l’éthique procèdent de ces mêmes gestes relationnels qui travaillent le devenir-au-monde des espèces compagnes. Le déplacement qui s’opère est décisif dans ce cas, car l’interdépendance des relations entre espèces compagnes devient une condition (ontologique) et n’est plus simplement un contrat ou un idéal moral, à l’instar des éthiques humanistes, comme le souligne Maria Puig de la Bellacasa18. Il s’agit d’une « ontologiéthique » qui déplace les enjeux éthiques classiques dans le champ boueux et multidimensionnel des zones de contact. En effet, la sortie de l’exceptionnalisme humain force à reconsidérer la relation au centre de la prémisse ontologique, et dès lors à reconsidérer les relations multiples, ordinaires, embrouillées, compliquées entre espèces compagnes, leur permettant d’exister mais aussi de se vivre, bien loin d’une sélection naturelle placée sous le signe de la compétition individualiste, dans un monde multi-espèce placé sous le signe du care, de l’attention et de la responsabilité.
1Donna Haraway, Staying with the Trouble, Duke University Press, 2016, p. 12.
2Ibid.
3Lynn Margulis et Dorion Sagan, Microcosmos, Wild Project, 2022 (1986), p. 278.
4Ibid.
5Ibid., p. 280.
6Staying with the Trouble, p. 13.
7Donna Haraway, When Species Meet, Minnesota University Press, 2008, p. 165.
8Ibid., p. 4.
9Ibid., p. 31.
10Staying with the Trouble, p. 15.
11Donna Haraway précise que le terme de sympoïèse n’est pas conceptualisé par Lynn Margulis mais par Beth Dempster, en 1998. Elle le définit de la manière suivante :
« [D]es systèmes en production collective qui n’ont pas de frontières spatiotemporelles autodéfinies. L’information et le contrôle se distribuent sur les composants. Les systèmes sont en évolution et peuvent induire des changements surprenants » (cité par Donna Haraway, in ibid., p. 61). Dempster voulait établir un contraste avec le terme d’autopoïèse, qui induisait l’idée de l’auto-émergence. En reprenant ce terme de sympoïèse, Donna Haraway fusionne en quelque sorte la symbiogenèse et l’autopoïèse afin d’expérimenter théoriquement un modèle qui convient aux espèces compagnes.
12Ibid., p. 58.
13Ibid., p. 56.
14When Species Meet, p. 296.
15Staying with the Trouble, p. 60 ; cf. également Ricardo Guerrero, Lynn Margulis et Mercedes Berlanga, « Symbiogenesis: The Holobiont as a Unit of Evolution », International Microbiology, vol. 16.3, 2013.
16When Species Meet, p. 92.
17Ibid., p. 36.
18Maria Puig de la Bellacasa, Matters of care. Ethics in More Than Human Worlds, University of Minnesota Press, 2017, p. 70.