Qu’est-ce qui fait qu’une production, une opération, un travail peuvent être dits d’art « contemporain » ? Est-ce pour leur capacité à traiter des thématiques d’actualité ? Cette hypothèse doit être examinée avec attention car elle est plus problématique qu’il y paraît dans son soutien à la notion d’art. Elle tend en effet à lier la fonction artistique à une autre, substantiellement politique, dont il n’y a pas de raison de penser que les artistes soient fondés à être les seuls détenteurs, si du moins on admet qu’être sensible à l’état du monde, s’interroger sur cet état et le cas échéant lancer des alertes sont et doivent être des capacités démocratiques, c’est-à-dire partagées. Ce que l’on reconnaît quand on l’adopte, c’est que ceux et celles qui font art sont ou seraient dotés d’une sorte de compétence particulière, celle de figurer, et non pas seulement de dire, cette sensibilité, ces interrogations et ces alertes. Or justement, l’idée que l’art soit essentiellement lié à une tâche de figuration n’a rien de particulièrement actuel. C’est au contraire l’une des plus classiques justifications qu’on ait produite de l’opération artistique. Il convient donc de chercher ailleurs et autrement les caractéristiques du contemporain en la matière.
Écoutons dès lors ce que disent quant à eux les artistes. Ils revendiquent aujourd’hui comme jamais d’être des créateurs et même des créateurs chercheurs. Cette revendication est à son tour discutable parce que, comme le disait en son temps déjà Jean-François Lyotard, des siècles de théologie ont lourdement chargé la notion. Considérons tout de même cette notion, mais en la prenant dans un autre sens, au demeurant plus originel. « Créer » renvoie au verbe latin crescere, lequel voulait dire d’abord « faire pousser, faire grandir, produire ». La signification religieuse − tirer du néant − est plus tardive. Le dictionnaire précise qu’elle est venue pour traduire un autre verbe, grec celui-là, ktizein, qui voulait dire bâtir, fonder, instituer. Ce que je voudrais interroger ici en m’expliquant avec ce que m’ont donné à voir et à entendre trois vidéos récentes de Daphné Le Sergent (L’image extractive, 2022, Hard Drive Disk, 2023 et L’image spéculative, 2023), c’est ce que peut être ce bâtir, ce fonder ou cet instituer. Ma thèse est justement que c’est un travail qui ne saurait être pensé métaphysiquement : on ne bâtit pas sur rien mais à partir d’un état déjà donné des choses et du monde. Le travail artistique, même quand on ne l’estime pas secondaire, est néanmoins second. C’est assurément vrai quand ce qui est mis en jeu, ce sont des appareils d’enregistrement puisqu’il faut bien qu’il y ait pour ainsi dire d’avance ou, mieux, au devant, quelque chose, visible ou sonore, à enregistrer. Mais c’est d’autant plus vrai aujourd’hui que le monde, désormais inondé d’enregistrements de toutes sortes, est, dans son premier bâti en quelque sorte, désormais toujours déjà fait d’images.
Ces images sont de la mémoire et de la représentation instituées par devers nous (« nos sociétés ont fait de la mémoire un objet externe », écrit Daphné Le Sergent). Il s’agit de les ré-instituer en pensant, non pas que, comme dit l’artiste, « l’œuvre résulte d’un procédé autonome relatif à la réalisation de l’objet lui-même, visant à la production d’un artefact ou d’une représentation », mais qu’elle « se gorge des traces résiduelles [d’une] mémoire sensible ». Elle est, elle serait même, cette mémoire résiduelle « cristallisée ». Il s’agit, il s’agirait de faire jouer non pas « un regard-œil, un regard qui reçoit l’image optique des choses », mais « un regard-chair, qui vibre avec la forme, qui l’embrasse à nouveau de vie ». Il en va de l’activation d’une énergie complexe où luttent le personnel et l’impersonnel, l’intérieur et l’extérieur, le charnel et l’arte-factuel. Les vidéos résultantes composent, lient, mêlent, mixtent diverses sortes d’images : photographiques et filmiques, tournées par l’artiste mais aussi trouvées, recyclées, voire fabriquées par intelligence artificielle. Il faudrait aussi que j’ajoute à la description de ce mixage la dimension sonore, des textes dits, des incrustations, bref de tout ce qui augmente le caractère d’une certaine manière composite du travail global.
Si je parle de lutte (pas nécessairement lutte contre, lutte avec aussi bien), c’est pour m’opposer à une coriace tradition qui nous a mis dans la tête qu’il ne serait d’art que procédant d’inspirations et de génies dominateurs. Cette tradition est réductrice. Tout commence en fait toujours à deux. Bien sûr, pour qu’une œuvre ait lieu, il faut que celui ou celle qui l’opère ait des intentions. Mais ces intentions ne suffisent pas. Elles rencontrent, elles ne peuvent pas ne pas rencontrer une matrice, faite de matières et de dispositions techniques avec laquelle elles vont travailler et qui va les faire travailler jusqu’à accouchement. Quoique que dise un langage à la mode, mais peu soucieux de ce qu’il dit vraiment, il est faux de penser que les artistes « s’emparent » de ce que j’appelle ici matrice afin de la soumettre à leur génie. Non, cette matrice est plus réellement un adversaire au sens propre du mot, soit un être vers (ad-) lequel il y a lieu de se tourner (-versaire, versus) et qu’il convient de considérer et de regarder comme on considère et regarde celui ou celle qu’on estime ou désire. Elle a donc elle-même des qualités, pas toutes les qualités, mais certaines cependant, celles qui font qu’elle est ce qu’elle est. Si on a pour elle de la considération, si on ne commence pas par la mépriser souverainement, on ne fera pas d’elle tout ce qu’on veut ou voudrait, on fera plutôt avec elle, suivant ce qu’elle donne elle-même de possibilités. Ce qu’il nous faudrait comprendre, c’est cette puissance de création pour ainsi dire en attente dans le tout-venant des images courantes. Elle est aujourd’hui difficile à saisir, précisément parce que dans la situation contemporaine la question qu’elle recèle ne peut plus se définir dans les termes d’avant alors même qu’à ces termes la pensée demeure en quelque sorte attachée.
Je m’explique : il y a dans toute cette affaire de création artistique deux grandes époques. La première est celle où les artistes, travaillant avec un savoir-faire rare des matières et des matériaux qui n’étaient pas déjà des images, fabriquaient des œuvres uniques, visibles dans des situations singulières et des conditions déterminées. La seconde commence avec la mise au point de l’appareil photographique, première boîte noire où l’image, aussi préparée soit-elle du côté du photographe, se fait tout de même sans lui en raison précisément des propriétés de cette boîte. Comme cette image est aussi reproductible et diffusable, comme en outre l’outillage à partir duquel elle est fabriquée est à la portée de tous, l’aura de l’œuvre, ainsi que l’a signalé Walter Benjamin, « dépérit ».
Nous sommes plus que jamais dans cette époque. Les images sont, comme j’ai dit déjà, partout, parce que chacun sans être artiste, peut en faire, ne cesse même d’en faire. Leur institution n’est pas, n’est plus premièrement artistique. Avant que l’artiste puisse avoir la moindre intention de bâtir ou de créer quoi que ce soit, il y a déjà image. Dans ces conditions, qu’y a-t-il à faire qui n’ajoute pas seulement au magma disponible ? L’artiste, s’il veut être encore quelque peu original, doit à présent opérer avec toute une imagination déjà constituée et déjà bâtie, ready-made en quelque sorte.
Quoique pensent certains de ses lecteurs, Benjamin ne portait pas sur cette situation qu’il entrevoyait déjà un jugement essentiellement pessimiste. Elle fournissait l’occasion « d’émanciper », comme il disait, « l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel ». Et il ajoutait, en guise de pronostic qui nous concerne à présent (et qu’il convient, précisément, de recevoir positivement) que l’œuvre d’art allait « devenir une création à fonctions entièrement nouvelles − parmi lesquelles la fonction pour nous la plus familière, la fonction artistique, se distingue en ce qu’elle sera reconnue accessoire ».
Si je devais poursuivre ma lecture de Benjamin, je préciserais encore deux choses. L’une pour dire que « la valeur rituelle ne cède pas le terrain sans résister » et qu’il y a en toute résistance, dès lors qu’elle n’est pas rituelle, une certaine vertu, l’autre pour établir que là où cette vertu opère (dans les photographies d’Atget par exemple selon Benjamin), l’artiste procède « comme sur le lieu d’un crime » : afin de « relever des indices ». Ces deux dimensions, résistance vertueuse et relevé d’indices, je les trouve en quelque sorte conjointes dans les dernières propositions artistiques de Daphné Le Sergent.
Pour ce qui concerne les indices, l’affaire est, je crois, assez évidente : elle tient à tout ce que les films prélèvent dans le flot d’images en dernière analyse anonymes et ready-made dont je parlais plus haut. Ce prélèvement n’est pas seulement reproduction. À plusieurs reprises, l’artiste superpose des plans, écrivant pour ainsi dire les images les unes sur les autres, et c’est en cela que le film opère, je reprends encore la formule de Benjamin, comme un enquêteur sur « le lieu d’un crime ». Mais d’autres séquences, résistantes, elles, procèdent à la fois semblablement et différemment. Semblablement parce que les images dont elles sont constituées peuvent être elles aussi montées les unes sur les autres, parfois l’une partiellement à côté de l’autre avec un léger décalage de coloris. Différemment parce que, tournées comme elles sont alors pour ainsi dire en première main à l’occasion d’un voyage ou d’un déplacement, elles ne relèvent plus de l’esprit du prélèvement. Leur effet est de décaler le spectateur. Elles le placent du côté non plus d’une logique explicative, mais du sentiment esthétique.
C’est à partir de ce genre de plans, substantiellement songeurs, que se définit l’enjeu créatif contemporain. Si la fonction artistique doit aujourd’hui avoir les traits d’une résistance, ce n’est pas pour se rapatrier dans sa tradition, c’est pour prendre de la distance avec ce qui se comporte pour elle à la manière d’un occupant. Ce qui, en d’autres termes, est bien possible, c’est que l’art ait à se sauver. « Se sauver », cela veut dire à la fois émigrer, s’expatrier, se libérer de ce qui vous attend, vous demande ou vous exige (et dans tous les cas vous précède, vous fait signe d’avance) mais c’est aussi se garder. Si cette garde doit nous retenir paradoxalement d’être tout emportés par la vague, par la déferlante des images qui couvrent de leur flux incessant le sentiment que nous pouvons avoir de notre monde (la vague, la déferlante est l’un des motifs visuels que les films de Daphné Le Sergent exposent volontiers aux regards de ses spectateurs), c’est à la condition de ne pas oublier la part libératrice du sauvetage. Si elle a une valeur, c’est parce qu’elle n’est pas pratiquée seule. Ni pensée isolément. Non, il s’agit bien de la mêler, il s’agit bien qu’elle se mêle. Quitte à ce que, encore une fois, aucune œuvre ne soit clairement d’art en un sens déjà éprouvé de ce mot. Il n’y a pas, il n’y a de toute façon plus d’art que nous puissions éprouver de manière détachée. Et si nous pouvons dire que la création ainsi mêlée aux productions les plus répandues résiste à l’absorption du monde, c’est en tant qu’il n’y a pas de résistance pure, mais seulement en raison d’une confrontation, certes pas d’abord ouverte, certes pas d’emblée manifeste, avec une situation qui la contraint.
Revenons une dernière fois à Benjamin examinant les photographies d’Atget. Il écrit de ces photographies qu’elles « exigent une compréhension dans un sens déterminé ». Puis il ajoute : « Elles ne se prêtent plus à un regard détaché. Elles inquiètent celui qui les contemple : il sent que pour les pénétrer, il lui faut certains chemins : il a déjà suivi pareils chemins dans les journaux illustrés ». Benjamin ne veut sûrement pas dire par ces quelques phrases que les photographies d’Atget sont semblables aux illustrations. Il dit seulement que le photographe (par extension dans mon propos : l’artiste dans l’époque) n’a rien de supérieur. Il est pour commencer sur les mêmes voies − dans le même monde − que le spectateur à venir de son travail.
Ce qui fait qu’un art est contemporain, c’est donc qu’il emprunte. Et cet emprunt, il ne le fait pas tant qu’on croit souvent à des idées, mais à des matières, à des matrices, à des capacités de production dont la fonction n’est pas premièrement d’art. Il leur emprunte, et même, jusqu’à un certain point, il s’y apparente. Ce qui fait qu’il y a tout de même une fonction d’art, c’est désormais presque rien : un peu de déviation formelle qui, sans avoir besoin d’être lourdement soulignée et pour ainsi dire glorifiée, cependant suffit à étrangéiser. Même si ce n’est à l’occasion qu’un trait d’allure accessoire, par exemple un mode de diction sur une bande son, il n’y en a pas moins différence. Cette différence se tient, ténue, non proclamée, à même la matière de l’œuvre. En tant que telle, elle concerne la perception avant l’entendement. Elle la concerne en l’inquiétant. Nous avons besoin d’être ainsi inquiétés non pas pour être par la vertu de l’art mieux avertis, non pas pour être en dernière analyse sur-informés par lui, mais pour être distraits de ce qui, justement, ne cesse de faire pour nous information du monde.
« Distraits », j’emprunte ce mot, une dernière fois ici, aux traductions de Benjamin, mais pour y faire particulièrement entendre la signification française. Toute distraction est tiraillement. Ce qu’il s’agit de tirailler, c’est l’imagination ready-made, ce sont nos esprits tels qu’institués et d’une certaine manière instruits par cette imagination. Pareil tiraillement, pareille distraction ne doivent pas être entendus comme voués à des déchirements ou à des séparations qui seraient la limite à partir de laquelle ils n’opéreraient plus. Ce n’est pas que la question d’une rupture avec le cours d’un monde qui s’imagine tant et plus ne mérite pas d’être posée. C’est que cette question est fonction de la politique, non de l’art. Si ce dernier peut être tout de même une sorte d’opérateur mondain, c’est à la condition de n’être pas retranché sur ses propres certitudes et sa propre auto-affirmation, c’est en tant qu’il est facteur d’une tension intérieure aux capacités et aux modalités d’images qui instancient le monde diffus, le monde tel qu’il se présente désormais, toujours déjà représenté, toujours déjà imaginé.
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