94. Multitudes 94. Printemps 2024
Icones 94. Daphné Le Sergent

Pierre-Damien Huyghe
De l’art comme tiraillement

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Quest-ce qui fait quune production, une opération, un travail peuvent être dits dart « contemporain » ? Est-ce pour leur capacité à traiter des thématiques dactualité ? Cette hypothèse doit être examinée avec attention car elle est plus problématique quil y paraît dans son soutien à la notion dart. Elle tend en effet à lier la fonction artistique à une autre, substantiellement politique, dont il ny a pas de raison de penser que les artistes soient fondés à être les seuls détenteurs, si du moins on admet quêtre sensible à létat du monde, sinterroger sur cet état et le cas échéant lancer des alertes sont et doivent être des capacités démocratiques, cest-à-dire partagées. Ce que lon reconnaît quand on ladopte, cest que ceux et celles qui font art sont ou seraient dotés dune sorte de compétence particulière, celle de figurer, et non pas seulement de dire, cette sensibilité, ces interrogations et ces alertes. Or justement, lidée que lart soit essentiellement lié à une tâche de figuration na rien de particulièrement actuel. Cest au contraire lune des plus classiques justifications quon ait produite de lopération artistique. Il convient donc de chercher ailleurs et autrement les caractéristiques du contemporain en la matière.

Écoutons dès lors ce que disent quant à eux les artistes. Ils revendiquent aujourdhui comme jamais dêtre des créateurs et même des créateurs chercheurs. Cette revendication est à son tour discutable parce que, comme le disait en son temps déjà Jean-François Lyotard, des siècles de théologie ont lourdement chargé la notion. Considérons tout de même cette notion, mais en la prenant dans un autre sens, au demeurant plus originel. « Créer » renvoie au verbe latin crescere, lequel voulait dire dabord « faire pousser, faire grandir, produire ». La signification religieuse − tirer du néant − est plus tardive. Le dictionnaire précise quelle est venue pour traduire un autre verbe, grec celui-là, ktizein, qui voulait dire bâtir, fonder, instituer. Ce que je voudrais interroger ici en mexpliquant avec ce que mont donné à voir et à entendre trois vidéos récentes de Daphné Le Sergent (Limage extractive, 2022, Hard Drive Disk, 2023 et Limage spéculative, 2023), cest ce que peut être ce bâtir, ce fonder ou cet instituer. Ma thèse est justement que cest un travail qui ne saurait être pensé métaphysiquement : on ne bâtit pas sur rien mais à partir dun état déjà donné des choses et du monde. Le travail artistique, même quand on ne lestime pas secondaire, est néanmoins second. Cest assurément vrai quand ce qui est mis en jeu, ce sont des appareils denregistrement puisquil faut bien quil y ait pour ainsi dire davance ou, mieux, au devant, quelque chose, visible ou sonore, à enregistrer. Mais cest dautant plus vrai aujourdhui que le monde, désormais inondé denregistrements de toutes sortes, est, dans son premier bâti en quelque sorte, désormais toujours déjà fait dimages.

Ces images sont de la mémoire et de la représentation instituées par devers nous (« nos sociétés ont fait de la mémoire un objet externe », écrit Daphné Le Sergent). Il sagit de les ré-instituer en pensant, non pas que, comme dit lartiste, « lœuvre résulte dun procédé autonome relatif à la réalisation de lobjet lui-même, visant à la production dun artefact ou dune représentation », mais quelle « se gorge des traces résiduelles [dune] mémoire sensible ». Elle est, elle serait même, cette mémoire résiduelle « cristallisée ». Il sagit, il sagirait de faire jouer non pas « un regard-œil, un regard qui reçoit limage optique des choses », mais « un regard-chair, qui vibre avec la forme, qui lembrasse à nouveau de vie ». Il en va de lactivation dune énergie complexe où luttent le personnel et limpersonnel, lintérieur et lextérieur, le charnel et larte-factuel. Les vidéos résultantes composent, lient, mêlent, mixtent diverses sortes dimages : photographiques et filmiques, tournées par lartiste mais aussi trouvées, recyclées, voire fabriquées par intelligence artificielle. Il faudrait aussi que jajoute à la description de ce mixage la dimension sonore, des textes dits, des incrustations, bref de tout ce qui augmente le caractère dune certaine manière composite du travail global.

Si je parle de lutte (pas nécessairement lutte contre, lutte avec aussi bien), cest pour mopposer à une coriace tradition qui nous a mis dans la tête quil ne serait dart que procédant dinspirations et de génies dominateurs. Cette tradition est réductrice. Tout commence en fait toujours à deux. Bien sûr, pour quune œuvre ait lieu, il faut que celui ou celle qui lopère ait des intentions. Mais ces intentions ne suffisent pas. Elles rencontrent, elles ne peuvent pas ne pas rencontrer une matrice, faite de matières et de dispositions techniques avec laquelle elles vont travailler et qui va les faire travailler jusquà accouchement. Quoique que dise un langage à la mode, mais peu soucieux de ce quil dit vraiment, il est faux de penser que les artistes « semparent » de ce que jappelle ici matrice afin de la soumettre à leur génie. Non, cette matrice est plus réellement un adversaire au sens propre du mot, soit un être vers (ad-) lequel il y a lieu de se tourner (-versaire, versus) et quil convient de considérer et de regarder comme on considère et regarde celui ou celle quon estime ou désire. Elle a donc elle-même des qualités, pas toutes les qualités, mais certaines cependant, celles qui font quelle est ce quelle est. Si on a pour elle de la considération, si on ne commence pas par la mépriser souverainement, on ne fera pas delle tout ce quon veut ou voudrait, on fera plutôt avec elle, suivant ce quelle donne elle-même de possibilités. Ce quil nous faudrait comprendre, cest cette puissance de création pour ainsi dire en attente dans le tout-venant des images courantes. Elle est aujourdhui difficile à saisir, précisément parce que dans la situation contemporaine la question quelle recèle ne peut plus se définir dans les termes davant alors même quà ces termes la pensée demeure en quelque sorte attachée.

Je mexplique : il y a dans toute cette affaire de création artistique deux grandes époques. La première est celle où les artistes, travaillant avec un savoir-faire rare des matières et des matériaux qui nétaient pas déjà des images, fabriquaient des œuvres uniques, visibles dans des situations singulières et des conditions déterminées. La seconde commence avec la mise au point de lappareil photographique, première boîte noire où limage, aussi préparée soit-elle du côté du photographe, se fait tout de même sans lui en raison précisément des propriétés de cette boîte. Comme cette image est aussi reproductible et diffusable, comme en outre loutillage à partir duquel elle est fabriquée est à la portée de tous, laura de lœuvre, ainsi que la signalé Walter Benjamin, « dépérit ».

Nous sommes plus que jamais dans cette époque. Les images sont, comme jai dit déjà, partout, parce que chacun sans être artiste, peut en faire, ne cesse même den faire. Leur institution nest pas, nest plus premièrement artistique. Avant que lartiste puisse avoir la moindre intention de bâtir ou de créer quoi que ce soit, il y a déjà image. Dans ces conditions, quy a-t-il à faire qui najoute pas seulement au magma disponible ? Lartiste, sil veut être encore quelque peu original, doit à présent opérer avec toute une imagination déjà constituée et déjà bâtie, ready-made en quelque sorte.

Quoique pensent certains de ses lecteurs, Benjamin ne portait pas sur cette situation quil entrevoyait déjà un jugement essentiellement pessimiste. Elle fournissait loccasion « démanciper », comme il disait, « lœuvre dart de son existence parasitaire dans le rituel ». Et il ajoutait, en guise de pronostic qui nous concerne à présent (et quil convient, précisément, de recevoir positivement) que lœuvre dart allait « devenir une création à fonctions entièrement nouvelles − parmi lesquelles la fonction pour nous la plus familière, la fonction artistique, se distingue en ce quelle sera reconnue accessoire ».

Si je devais poursuivre ma lecture de Benjamin, je préciserais encore deux choses. Lune pour dire que « la valeur rituelle ne cède pas le terrain sans résister » et quil y a en toute résistance, dès lors quelle nest pas rituelle, une certaine vertu, lautre pour établir que là où cette vertu opère (dans les photographies dAtget par exemple selon Benjamin), lartiste procède « comme sur le lieu dun crime » : afin de « relever des indices ». Ces deux dimensions, résistance vertueuse et relevé dindices, je les trouve en quelque sorte conjointes dans les dernières propositions artistiques de Daphné Le Sergent.

Pour ce qui concerne les indices, laffaire est, je crois, assez évidente : elle tient à tout ce que les films prélèvent dans le flot dimages en dernière analyse anonymes et ready-made dont je parlais plus haut. Ce prélèvement nest pas seulement reproduction. À plusieurs reprises, lartiste superpose des plans, écrivant pour ainsi dire les images les unes sur les autres, et cest en cela que le film opère, je reprends encore la formule de Benjamin, comme un enquêteur sur « le lieu dun crime ». Mais dautres séquences, résistantes, elles, procèdent à la fois semblablement et différemment. Semblablement parce que les images dont elles sont constituées peuvent être elles aussi montées les unes sur les autres, parfois lune partiellement à côté de lautre avec un léger décalage de coloris. Différemment parce que, tournées comme elles sont alors pour ainsi dire en première main à loccasion dun voyage ou dun déplacement, elles ne relèvent plus de lesprit du prélèvement. Leur effet est de décaler le spectateur. Elles le placent du côté non plus dune logique explicative, mais du sentiment esthétique.

Cest à partir de ce genre de plans, substantiellement songeurs, que se définit lenjeu créatif contemporain. Si la fonction artistique doit aujourdhui avoir les traits dune résistance, ce nest pas pour se rapatrier dans sa tradition, cest pour prendre de la distance avec ce qui se comporte pour elle à la manière dun occupant. Ce qui, en dautres termes, est bien possible, cest que lart ait à se sauver. « Se sauver », cela veut dire à la fois émigrer, sexpatrier, se libérer de ce qui vous attend, vous demande ou vous exige (et dans tous les cas vous précède, vous fait signe davance) mais cest aussi se garder. Si cette garde doit nous retenir paradoxalement dêtre tout emportés par la vague, par la déferlante des images qui couvrent de leur flux incessant le sentiment que nous pouvons avoir de notre monde (la vague, la déferlante est lun des motifs visuels que les films de Daphné Le Sergent exposent volontiers aux regards de ses spectateurs), cest à la condition de ne pas oublier la part libératrice du sauvetage. Si elle a une valeur, cest parce quelle nest pas pratiquée seule. Ni pensée isolément. Non, il sagit bien de la mêler, il sagit bien quelle se mêle. Quitte à ce que, encore une fois, aucune œuvre ne soit clairement dart en un sens déjà éprouvé de ce mot. Il ny a pas, il ny a de toute façon plus dart que nous puissions éprouver de manière détachée. Et si nous pouvons dire que la création ainsi mêlée aux productions les plus répandues résiste à labsorption du monde, cest en tant quil ny a pas de résistance pure, mais seulement en raison dune confrontation, certes pas dabord ouverte, certes pas demblée manifeste, avec une situation qui la contraint.

Revenons une dernière fois à Benjamin examinant les photographies dAtget. Il écrit de ces photographies quelles « exigent une compréhension dans un sens déterminé ». Puis il ajoute : « Elles ne se prêtent plus à un regard détaché. Elles inquiètent celui qui les contemple : il sent que pour les pénétrer, il lui faut certains chemins : il a déjà suivi pareils chemins dans les journaux illustrés ». Benjamin ne veut sûrement pas dire par ces quelques phrases que les photographies dAtget sont semblables aux illustrations. Il dit seulement que le photographe (par extension dans mon propos : lartiste dans lépoque) na rien de supérieur. Il est pour commencer sur les mêmes voies − dans le même monde − que le spectateur à venir de son travail.

Ce qui fait quun art est contemporain, cest donc quil emprunte. Et cet emprunt, il ne le fait pas tant quon croit souvent à des idées, mais à des matières, à des matrices, à des capacités de production dont la fonction nest pas premièrement dart. Il leur emprunte, et même, jusquà un certain point, il sy apparente. Ce qui fait quil y a tout de même une fonction dart, cest désormais presque rien : un peu de déviation formelle qui, sans avoir besoin dêtre lourdement soulignée et pour ainsi dire glorifiée, cependant suffit à étrangéiser. Même si ce nest à loccasion quun trait dallure accessoire, par exemple un mode de diction sur une bande son, il ny en a pas moins différence. Cette différence se tient, ténue, non proclamée, à même la matière de lœuvre. En tant que telle, elle concerne la perception avant lentendement. Elle la concerne en linquiétant. Nous avons besoin dêtre ainsi inquiétés non pas pour être par la vertu de lart mieux avertis, non pas pour être en dernière analyse sur-informés par lui, mais pour être distraits de ce qui, justement, ne cesse de faire pour nous information du monde.

« Distraits », jemprunte ce mot, une dernière fois ici, aux traductions de Benjamin, mais pour y faire particulièrement entendre la signification française. Toute distraction est tiraillement. Ce quil sagit de tirailler, cest limagination ready-made, ce sont nos esprits tels quinstitués et dune certaine manière instruits par cette imagination. Pareil tiraillement, pareille distraction ne doivent pas être entendus comme voués à des déchirements ou à des séparations qui seraient la limite à partir de laquelle ils nopéreraient plus. Ce nest pas que la question dune rupture avec le cours dun monde qui simagine tant et plus ne mérite pas dêtre posée. Cest que cette question est fonction de la politique, non de lart. Si ce dernier peut être tout de même une sorte dopérateur mondain, cest à la condition de nêtre pas retranché sur ses propres certitudes et sa propre auto-affirmation, cest en tant quil est facteur dune tension intérieure aux capacités et aux modalités dimages qui instancient le monde diffus, le monde tel quil se présente désormais, toujours déjà représenté, toujours déjà imaginé.