Calais, son camp, ses migrants
On peut évaluer à dix-sept millions le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui dans une sorte ou une autre de camp à l’échelle de la planète. Au moins six millions dans des camps de réfugiés officiels, autant dans des camps de déplacés internes, et ces deux chiffres auront augmenté sensiblement ces deux dernières années avec la dispersion de millions de Syriens et d’Irakiens touchés par le conflit en cours. Il y a aussi des milliers de petits campements qui peuvent abriter provisoirement de cinquante à une centaine de personnes, rarement plus : on en trouve au bord des frontières (par exemple, parmi les plus importants, ceux d’Idomeni à la frontière entre la Grèce et la Macédoine en 2015-2016, ou de Patras en Grèce entre 1996 et 2009), mais aussi dans les villes − sur les terrains vagues, dans les ruines, les interstices (par exemple, sous les viaducs du métro aérien à Paris), les immeubles abandonnés (comme les squats de Colatina et Agnanina dans la banlieue de Rome), ou encore dans les bois à la limite des villes-frontières − comme la « jungle Pashtoun » à Calais, détruite en 2009. Le terme pashtoun à l’origine de l’anglais « jungle », qui signifie littéralement « forêt » ou « brousse », aurait été initialement utilisé pour désigner les camps de réfugiés afghans au Pakistan dans les années 1970, avant d’être repris et diffusé par les Afghans eux-mêmes pour nommer leurs lieux de refuge sur les bords de routes de leur exil, puis de devenir un terme générique pour les établissements précaires de migrants. Le camp créé en avril 2015 par le regroupement (décidé par l’État à la demande de la Ville de Calais) des migrants dispersés dans différents campements dans la ville de Calais, a aussi été appelé « jungle », « New jungle », ou « Bidonville d’État ».
La forme-camp comme objet d’études,
de désir et de politique
Dans tous les cas, à la fondation des camps comme à leur reproduction sur le long terme, il y a le principe d’un excès, d’une population en trop, surnuméraire. Non pas surnuméraire en elle-même, par la culture, la classe sociale ou l’identité des migrants, mais surnuméraire par rapport à ce que sont capables de penser les dirigeants des États-nations à propos du gouvernement des hommes et des espaces dont ils ont la responsabilité. S’édifie ainsi un monde invivable parce que fondé sur la fiction d’une mondialisation qui ne sortirait pas du cadre de pensée et d’action national. Ce nationalisme épistémologique est à l’origine d’une fiction politique globale-nationaliste qui ne parvient à se réaliser que grâce à une violence excluante voire mortifère. Cette violence consiste à tenir à l’écart une part croissante de la population mondiale, celle qui se déplace dans des circulations précaires, essentiellement Sud-Nord, et se retrouve bloquée aux frontières des États-nations, dans des camps ou des marges urbaines illégales, dont la vocation est d’être a priori invisibles − un ailleurs à la fois proche et lointain.
De nombreux chercheurs et étudiants en sciences sociales de diverses disciplines, se sont lancés ces dernières années sur ces nouveaux lieux comme de nouveaux « terrains ». Ils y ont trouvé des migrants de différents statuts bien sûr, mais aussi de nombreux journalistes, des militants, des travailleurs humanitaires, des policiers et des militaires, des touristes, des élus, des hommes politiques et des représentants de gouvernements, d’ambassades ou d’institutions internationales. Tout un monde dans ces espaces à l’écart des États-nations. Au-delà de la question politique que la profusion actuelle des camps pose, il faut donc s’arrêter un moment sur cette autre profusion – une convergence de présences volontaires et involontaires − et réfléchir à ce qui nous fascine (comme un dérangement pour les uns, ou un modèle pour les autres) dans la forme-camp, ce que cela nous dit du sens social de cette forme de vie et de lieu dans le monde d’aujourd’hui.
Revers exceptionnaliste, émotionnel et dramatique des stratégies d’invisibilité dominantes au niveau gouvernemental, on peut évoquer un certain exotisme du malheur ou du désastre, qu’on retrouve en général dans le tourisme de camps (celui de Chatila détruit, de Dadaab « le plus grand camp du monde », ou de la « jungle » de Calais surmédiatisée par à-coups), tout comme il existe au Brésil depuis quelques années un tourisme de favela. Celui-ci semble entièrement venir de l’extérieur, mais en fait il est associé à des stratégies d’ouverture et de captation de ressources de la part de certaines associations de résidents, autant que de « pacification » et de contrôle policier de la part des autorités urbaines.
On ne peut écarter non plus un attrait pour la contre-culture du campement, en tant qu’espace d’exception associé à la vie nomade, qui définit le camp comme l’habitat de la mobilité, c’est-à-dire comme un contrepoint à nos vies trop normales ou sédentaires. Ce désir d’orientation exotique se manifeste dans le développement des campements de yourtes, de néo-nomades, de voyageurs ou de pèlerins, de villes éphémères « new age », de festivaliers, contestataires, etc., tous provisoirement auto-encampés pour marquer et/ou vivre alternativement une différence voulue1.
Cette remarque préliminaire et critique voudrait favoriser la réflexivité sur l’attention (scientifique, politique ou sociale) portée à ces lieux comme des lieux d’exception. Ainsi, le regard parfois sidéré, compassionnel ou horrifié que nous portons sur eux peut aussi bien renforcer leur traitement exceptionnaliste et participer ainsi à la confirmation de leur écart et de notre distance vis-à-vis de cette altérité d’un nouveau type.
Replacer la forme-camp dans son ou ses multiples contextes contemporains permet de voir qu’elle est assez systématiquement associée à l’immobilité, plus précisément à l’immobilisation de personnes en déplacement. C’est souvent dans la perspective d’une science sociale critique que les chercheurs s’interrogent sur le camp comme mise en œuvre d’un pouvoir sur des populations et des territoires (c’est-à-dire un « biopouvoir » dans la pensée de Michel Foucault), et comme forme du gouvernement des indésirables. « Forme-camp » est, dans ce cadre, un concept nécessaire : il associe trois caractères − l’exception, l’extraterritorialité et l’exclusion − à partir desquels nous pouvons décrire, différencier et comparer les différents espaces de confinement et de mise à l’écart qui se développent et se développeront encore dans les années qui viennent.
Cela permet d’établir ce constat : la forme-camp fait partie de l’état du monde contemporain, et les derniers épisodes de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire » en Europe, ne font que confirmer et amplifier ce constat. Sur les îles grecques, en Macédoine, en Hongrie, à Lampedusa ou Malte, à Vintimille, Paris ou Calais, on constate que les camps et campements ne sont pas (ou ne sont plus) des réalités confinées aux contrées lointaines des pays du « Sud » ou au passé, mais qu’ils sont bien des lieux d’aujourd’hui, où vivent certains de nos contemporains. Chaque nouvel exemple (comme en janvier 2016 le « camp humanitaire » de Grande-Synthe) relance à la fois la politique, la mobilisation et la réflexion sur les nouvelles déclinaisons de la forme-camp.
Calais : campements, camp, bidonville.
L’histoire en accéléré
La fermeture très médiatisée en 2002 du centre de la Croix-Rouge de Sangatte par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, visait à mettre un terme à une visibilité acquise par le « hangar de Sangatte » qui dérangeait l’image lissée d’un pays démocratique. Systématiquement repoussés, les migrants en transit, et parfois en errance, dans cette région se sont alors regroupés dans des campements informels de petite taille, ou dans des squats, au sein ou autour des principales villes, notamment de Calais. Le campement des migrants afghans de cette ville, ouvert en 2002, fut lui aussi détruit en septembre 2009 (décision d’Éric Besson, ministre de l’intérieur du moment). Au cours de ses sept années d’existence, cette « jungle » aux abords de Calais a pu parfois regrouper jusqu’à 600 occupants, ce qui représente un nombre très important pour ce genre d’occupation : un refuge comme il en existe des milliers dans le monde, créé par les migrants eux-mêmes de la même manière qu’on « ouvre » un squat. Ce sont des campements – dans les interstices des villes ou aux abords des frontières, ou les deux à la fois comme à Calais − où l’on se regroupe faute d’asile, en occupant les marges des espaces habités : quais, parcs, squares, terrains vagues, immeubles vacants ou abandonnés. Les occupants de ces lieux de refuge ont pu trouver, à Calais comme dans les petites villes proches, des soutiens solidaires de la part de certains des habitants : distributions de repas, de vêtements, de chaussures, soins médicaux, informations et aides concrètes sur les procédures administratives, apprentissages linguistiques, etc. Se sont ainsi constituées une vingtaine d’associations (ou de sections locales d’associations nationales) regroupées ensuite dans la « Plateforme de Services aux Migrants ».
Le camp créé en avril 2015 mit fin à ces occupations de petits campements et squats, et il ouvrit une étape radicalement nouvelle. Si le hangar de Sangatte (1999-2002) était un camp de transit géré par la Croix-Rouge, si la « jungle pashtoun » du bois Dubrulle (2002-2009) était un campement-refuge ouvert et géré par les migrants eux-mêmes, c’est un véritable camp de regroupement qui a été édifié par décision de l’État en avril 2015, dans le seul lieu où les migrants furent collectivement transférés puis « tolérés » selon les termes officiels, sur une zone marécageuse située à sept kilomètres de la ville, la Lande, et dans les pires conditions sanitaires.
Dans un premier temps, ce déplacement forcé a mis un frein important à la relation des migrants avec les Calaisiens engagés dans les associations de solidarité. Mais ce qui se passa ensuite illustre et confirme une manière de faire de plus en plus répandue dans les mondes de la mobilité, qui s’accommode des situations précaires, des contraintes policières, et par cet accommodement même, les transforme jusqu’à les rendre cette vie parfois habitable. En effet, les occupants, avec l’aide de quelques associations locales (L’Auberge des Migrants principalement, dont le site internet a été un relais national et européen important) et surtout avec la mobilisation de nombreux soutiens venus d’autres villes de France, de Belgique, des Pays-Bas, d’Allemagne et principalement de Grande-Bretagne, ont commencé à en faire un lieu vivable, de plus en plus établi et visible. Transformant les abris, construisant des lieux de culte catholique et musulman, de rencontre, de restauration, de formation scolaire et de langue française, de culture (théâtre), les résidents du camp en ont fait en quelques mois une occupation urbaine dont le nombre d’habitants a atteint environ 7 000 personnes en février 2016.
Très loin de la disparition annoncée par l’évacuation et le transfert des migrants vers cette zone (en avril 2015), un rapport de force s’est instauré où l’État a, un temps, perdu la main. De leur côté, les occupants « oubliaient » parfois d’aller courir la nuit derrière les camions qui devaient les mener clandestinement vers l’Angleterre – raison première de leur présence dans ce lieu – parce qu’ils se trouvaient mieux dans ce lieu qui finit par bien porter son nom de « bidonville » plutôt que de « camp ». Il était en train de devenir un brouillon de ville, comme la plupart des camps installés dans la durée ailleurs dans le monde. Avec ce camp-bidonville, les migrants s’inventaient eux-mêmes la ville hospitalière en France que le gouvernement leur refusait.
C’est contre cela que l’État a finalement réagi, contre ce camp qui sortait de l’ombre. D’une part, il a construit un camp dans le camp : le camp de containers sur une partie, préalablement terrassée, de la zone pour y loger 1 500 personnes, avec une fonction sécuritaire explicite (nombreux surveillants, grillages, tourniquets, contrôles à l’entrée par identification palmaire). D’autre part, il a détruit en mars 2016 la partie sud du camp, celle qui était devenue bidonville, où logeaient à ce moment-là environ 3 000 migrants (soit près de la moitié de la population totale du camp), éliminant ainsi les marques naissantes d’une socialisation sur ce lieu improbable. Transformée et de plus en plus appropriée, habitée par les migrants eux-mêmes et en partie par les nombreux visiteurs du lieu (« aidants », militants associatifs et politiques, journalistes, photographes et vidéastes, étudiants et chercheurs, etc.), cette zone était devenue parfaitement publique et même, certains jours, « the place to be ». C’était le lieu où l’État perdait le contrôle mais où, paradoxalement, une forme d’asile était créée et acceptée par certains migrants qui pourtant n’étaient venus jusque-là que pour passer en Grande-Bretagne.
Car il s’est passé dans le camp-bidonville de Calais en quelques mois des phénomènes, certes minimalistes mais bien réels, d’aménagement de l’espace, de socialisation, d’échanges avec les habitants et de politisation des occupants, qu’on retrouve en général dans les camps contemporains, où ces différents caractères mettent cependant plus longtemps à se développer, parfois des années, parce que l’isolement est plus grand et les ressources bien moins nombreuses. À Calais, une relation s’est établie entre, d’une part, des migrants venus de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan, d’Érythrée ou du Soudan – en fait près d’une vingtaine de pays − et d’autre part des Européens de tous âges, affiliés à des associations d’obédience chrétienne ou de gauche, ou bien « aidants » indépendants, venus là pour quelques jours à travers des prises de contact par internet. La conversation, la traduction, l’apprentissage, la construction, sont devenus les termes essentiels de l’échange social qui s’est institué sur ce lieu en quelques mois (entre juillet 2015 et février 2016 précisément). Ce sont les termes qu’on associe en général à la formation d’un « monde commun » au sens de Hannah Arendt. À cela s’est opposée en mars 2016 la brutalité de l’intervention sécuritaire, qui a fini par l’emporter, apparemment, en imposant par la force la destruction, encore partielle, du lieu.
Une histoire sans fin ?
De Lesbos à Calais, depuis la fin des années 1990, l’Europe édifie des camps. On en constate toujours plus la diversification. Ils sont humanitaires pour redonner un peu de dignité aux vies dégradées qui sont là − sans leur demander trop de comptes dans un premier temps − comme l’a voulu la mairie de Grande Synthe, inscrite dans un « réseau des villes hospitalières » ; ou ils sont sécuritaires comme les énigmatiques « hot spots » européens de l’année 2015 en Grèce et en Italie, ou encore imposés de fait en même temps qu’abandonnés à leur sort (et à quelques bonnes volontés humanitaires) comme à Idomeni ou Calais.
Il y a un lien étroit entre la migration, la frontière et les camps. Ces derniers représentent l’immobilisation des personnes mobiles, ils continueront de se développer parce que les moyens et les raisons de la migration ne vont pas se tarir, et tant qu’une alternative aux camps ne sera pas entendue et prise en compte.
Réfugiée juive allemande ayant transité par le camp de Gurs dans le sud de la France en 1940, avant d’atteindre les États-Unis via Lisbonne l’année suivante, Hannah Arendt a grandement inspiré la réflexion sur les droits de l’homme. En 1951, année de la création du Haut commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), elle écrivait :
« La Deuxième Guerre mondiale et les camps de déportation n’étaient pas nécessaires pour montrer que le seul substitut concret à un pays natal inexistant était le camp d’internement. De fait, ce fut dès les années 1930 le seul « pays » que le monde eut à offrir aux sans-État2. »
Les camps représentent la place idéale aujourd’hui des Sans-État. Qu’ils soient explicitement sécuritaires (Calais) ou édifiés d’abord à des fins humanitaires (Grande-Synthe), ils sont créés comme des espaces à l’écart, des lieux hors de tous les lieux, qui doivent eux-mêmes se détruire ou se transformer. C’est cela qui rapproche ce qui se passe en Europe ces dernières années de ce qui se passe dans d’autres parties du monde depuis plus longtemps, où l’on est habitué à voir naître et durer des camps. La profusion des camps dans le monde est le résultat de deux événements contemporains : l’accroissement des populations en déplacement sur la planète, et l’abandon des États-nations pour les plus précaires d’entre elles. Ainsi s’accroît un espace en creux, interstitiel, où les camps remplissent leur fonction urgentiste dans l’ombre des États-nations.
1 Voir l’exposition « Habiter le campement » organisée par la Cité de l’Architecture et du Patrimoine du 13 avril au 30 août 2016.
2 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. II- L’impérialisme, 1951, Paris, Fayard, coll. « Points », 1982, p. 262.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Lire et télécharger les articles les plus récents sur CAIRN
- Super-héros Noirs, masques Blancs : Le mirage du film Black Panther
- Faire l’Europe Fédérale, avec l’Ukraine (contre le DOGE d’hier et d’aujourd’hui)