94. Multitudes 94. Printemps 2024
Majeure 94. Justice handie pour des futurs dévalidés

Mais comment diable gérer ces ingérables ?
Pour une pensée politique de l’affect

Partagez —> /

Affects de la domination et souffrance hors-normes

Dans le cadre de ce dossier, dont l’un des objectifs est de réaffirmer les mouvements de justice handie qui luttent contre le système d’oppression validiste, j’aimerais proposer un décentrement théorique dans la formulation et l’analyse de ce que la clinique a désigné comme « troubles psychiques/psychiatriques ».

Je m’intéresse aux normes émotionnelles qui structurent nos sociétés, avec pour ambition principale de sortir du prisme médical/psychologique, immanquablement dépolitisé et aliénant, et replacer la question du rejet et de la souffrance dans une pensée politique de l’affect. Le philosophe canadien Brian Massumi rappelle avec justesse que l’affect (comme l’affection, en leur sens spinoziste) « ne désigne pas un sentiment personnel » mais « une capacité d’affecter et d’être affectéE1 ». En ce sens, et en tant que psychiatrisée (personne étant ou ayant été l’objet du pouvoir psychiatrique), le point de départ de mes réflexions procède du constat, violent, que les affects convoqués par les corps dominants (peur, dégoût, rejet) pour justifier notre élimination sont en revanche jugés intolérables et immédiatement pathologisés lorsqu’ils émanent de nous2. De mon point de vue, nos affects traduisent en réalité des formes de souffrances extrêmes, produites en grandes parties par et dans des processus multiséculaires d’altérisation radicale. Mon questionnement, qui a pour objet de replacer l’origine de cette souffrance dans la violence politique que constitue le rejet de la vie collective, fait ressortir l’injustice épistémique3 première : la normalité n’est que le monopole de la description du réel et sa catégorisation. C’est pourquoi je propose d’appeler « matrice de la normalité » cette superstructure, soutenue par un ensemble de normes produites et reproduites en son sein, et sécrétant une normalité archétypale envisagée comme allant de soi. Cette désignation me permet en premier lieu de rompre avec les discours naturalisants qui posent la normalité comme une évidence indiscutable, et donc immuable (discours essentialisants qui ont permis de légitimer une hiérarchisation − notamment raciale et saniste − des êtres humains). De plus, elle contribue à envisager davantage l’ « hors-normalité » (que je distingue de l’anormalité) comme la description factuelle d’une éviction (se retrouver en dehors de), et non plus comme un jugement de valeur individuel ou la seule indication d’une transgression (être différent de).

Du point de vue des affects, je désigne par « souffrance hors-normes » tout état de détresse affective intraduisible, car impossible à intégrer dans la matrice de la normalité. En niant l’exercice de la domination qui a donné lieu à cette douleur, la langue hégémonique ne s’est pas pourvue de termes audibles permettant d’en exprimer (et expier) l’acidité. Aussi, il me semble que l’incitation − lorsqu’elle n’est pas une injonction − oxymorique à dire lindicible, ne se heurte pas tant à des expériences qui excéderaient le langage, qu’à l’incapacité des infrastructures de la normalité d’accueillir la brutalité affective qu’est l’effondrement, dans son expression la plus déstabilisante. L’exercice de la mise en mots requiert celui, bien plus difficile, d’une écoute entraînant des modifications significatives des conditions politiques et matérielles ayant causé la souffrance. C’est pourquoi il est impératif que cette écoute ait pour objectif la mise en lumière d’une conflictualité intrinsèque, tout en la réinscrivant systématiquement au sein du rapport de force historique dont elle est issue4.

Consentir à la coercition : enjeux épistémologiques et luttes militantes

Si mon attention se porte prioritairement sur l’institution psychiatrique, c’est parce qu’elle est une technologie du pouvoir (visant à renforcer et garantir les intérêts de la classe dominante) qui repose sur un paradigme de la coercition et du consentement particulièrement ambigu. Avec mon amie philosophe Coline Fournout, nous avions déjà interrogé les mécanismes de préemption des affects, au prisme du contournement au consentement permis par différentes lois de santé publique5. Comme nous l’avions souligné, l’enjeu pour nous était d’analyser « le détour rhétorique par le concept de consentement pour faire état d’un processus de contrainte », comme « glissement d’un registre permettant l’expression du conflit (consentir, refuser) à un registre incapacitaire ». Ce qui nous avait particulièrement frappées, c’est la façon dont il est possible de faire dire autre chose à un acte ou une déclaration de non-consentement. Il est question ici encore de requalification écrasante du réel adossée à des moyens de coercition, où la formulation d’un refus (de se conformer aux normes dominantes notamment) peut être re-scriptée comme incompétence « reposant sur une vulnérabilité dans la capacité à juger, vouloir et décider ». Ce que nous en avions déduit, c’est qu’une pression latente mais directrice s’exerce en faveur d’un consentement filigranaire, indistinct et jamais nommé : le consentement au bien-être et à la fructification de son capital santé. Comme le disait déjà la philosophe Simone de Beauvoir à propos du contrôle exercé sur le corps des femmes : « il est toujours facile de déclarer heureuse la situation qu’on veut imposer [à autrui]6. » En d’autres termes, puisqu’il paraît normal de chercher à entretenir une corporéité aussi viable que possible, il est posé comme légitime − et donc légal − de contraindre tout individu ne semblant plus en mesure d’y parvenir par lui-même. Dans ce cas de figure, l’opposition claire à un projet de soin normatif n’est pas pris au sérieux et est renvoyé, via l’exercice de la contrainte, dans un registre pathologique. Cette injonction paradoxale, qui enjoint à affirmer une position (capacité à accepter ou refuser un soin) tout en menaçant de la réprimer, contribue au façonnement de subjectivités minorisées et dissociées (psychologiquement et politiquement), que nous avions qualifiées de subjectivités sanitaires.

Ce processus de minorisation a pour effet de constituer en groupe dominé les corps hors-normes faisant valoir leur droit à l’autodétermination, en les dépossédant de leur autonomie à partir d’une grille de lecture saniste. Dans le sillage des différents concepts formulés par l’activiste survivante de la psychiatrie Judi Chamberlin (mentalism/sanism), la philosophe féministe Miranda Fricker (injustice épistémique), ou encore la sociologue Heidi Rimke (psychocentrisme), je considère le sanisme (ou psychophobie) comme une composante de l’injustice épistémique, où les pathologies sont pensées comme étant inscrites dans le corps/l’esprit de l’individu, et non comme le produit des structures sociales et des rapports de dominations qui les constituent7. En suivant cette idée, la médicalisation des états affectifs hors-normaux présuppose donc que ces derniers relèvent nécessairement d’une dysfonction à un niveau intrapsychique, justifiant ainsi leur prise en charge par la psychiatrie. Or, les affects ici en jeu, parce qu’ils sont la résultante d’un agencement coercitif complexe fait de répétitions traumatogènes, se doivent d’être analysés et traités dans le champ politique. Les théories médicales sur l’affect (comme la psychopathologie) se sont injustement substituées à tout un courant de pensée politique, porté principalement par des activistes survivant·es de la psychiatrie. La rupture nette qui s’est opérée entre ces deux domaines, a permis au pouvoir psychiatrique de s’accaparer le monopole de la thématisation de la souffrance et des voies possibles de réparation, monopole aujourd’hui encore trop rarement contesté et majoritairement perçu comme légitime. Par conséquent, tout ce plan de la souffrance et des émotions, en étant capté par le médical et le psychologique, amoindrit voire annihile complètement les revendications des psychiatrisé·es.

Forte de ce constat, et au prisme de la justice épistémique et de l’émancipation subalterne, je considère que contester la préemption de l’affectif par le domaine psy*8 est un enjeu majeur pour la pensée politique et les luttes militantes handies, mais aussi plus généralement dans les luttes anticapitalistes. Car ce réductionnisme disciplinaire, bien plus qu’un débat uniquement théorique, a pour principal effet d’empêcher les individus de conscientiser leur rapport au monde social. Ce découpage nous invite à nous cliver, à dissocier notre rapport à nous-même et au monde comme procédant de champs séparés, ne pouvant faire l’objet d’une méthodologie d’analyse similaire. Il nous serait impossible d’appréhender notre propre souffrance sans une ratification préalable des instances l’ayant en partie crée. Avant même d’avoir le droit de ressentir, il nous faut donc apprendre à plier devant la matrice, consentir à notre assujettissement, et expier le crime de notre monstruosité. Et c’est ici sans nul doute un nouvel effondrement, où l’allégeance à la normativité dominante est une fois de plus un choix inextricable d’assimilation ou d’extermination. C’est, dans un éternel recommencement de l’insoutenable, une façon systématique de mépriser puis anéantir tout ce qui met en déroute, au premier plan de quoi se trouve l’ingouvernabilité émotionnelle de celles et ceux que l’on psychiatrise. Et toujours cette même toile de fond comme un sifflement lancinant entre les murs de chaque institution : mais comment diable gérer ces ingérables ?

Étouffer la menace

J’ai passé les deux-tiers de ma vie aux mains de l’institution psychiatrique. Consentante ou non, les modalités ne se sont jamais posées à moi de cette façon là. De l’injonction à devoir me gérer (sans quoi on me gérait), j’ai conservé l’empreinte de la frontière, devenue frontiérisation9 qui, si elle m’était déjà constitutive, m’a obligée à établir mes propres contours et définir un mode de régulation de ce qui en moi − et de moi − déborde. Pour ce faire, il m’a été dispensé une (ré)éducation, que la désignation d’« alliance thérapeutique » a permis d’affadir et faire passer comme levier principal d’une agentivité à retrouver. Dans ce paradigme, se positionner sur le chemin de l’autonomie, tracer la voie de son rétablissement, c’est en premier lieu comprendre − et surtout admettre − que la plus grande menace pour soi-même émane de soi-même. Que nous ne sommes pas toujours maître·sse·s de nos réactions mais qu’il est possible de le devenir, et que la peur de l’explosion émotionnelle incontrôlable qui ravage tout sur son passage peut être canalisée. Il faut simplement apprendre à endiguer cette menace-en-soi avec une stratégie efficace de gestion des débordements éventuels, le conditionnel latent se figurant toujours comme le meilleur répertoire d’action possible. Décryptant le caractère menaçogène du cadre de vie imposé par l’administration Bush après le 11 septembre et l’état de tension permanente qui en émane, Brian Massumi indique que « […] la menace n’est pas objective. Elle est potentielle. La menace potentielle appelle une politique potentielle (potential politics)10 ». Et cette politique de la potentialité me semble intéressante à rapprocher ici des préceptes de la dite remédiation de soi par soi. Ainsi, l’idée que la menace potentielle est inscrite en nous-même fait émerger une nouvelle forme dépolitisée de la figure de l’ennemi intérieur, sous des traits exclusivement psychologiques et émotionnels. L’ennemi intérieur ce sont nos affects antérieurs incontenus, nos points de tension irrésolus et nos ambivalences constitutives. C’est l’être en nous qui hurle encore la domination subie et les injustices commises sur nos corps. C’est la menace subalterne à étouffer, au risque sinon de voir se fissurer l’ordre social dominant.

Alors j’ai en tête ces mots de Mel Baggs, artiste-activiste nord-américain·e autiste et non-binaire : « Pour survivre (dans un tel endroit), il faut que quelque chose se brise à l’intérieur de vous. C’est impossible à expliquer entièrement à quelqu’un·e qui n’a pas été dans cette situation. Quelque chose en vous doit mourir. […] Tant que l’on ne comprend pas ces dommages − ce qu’ils sont, ce qu’ils signifient, d’où ils viennent − on ne se débarrassera jamais des institutions. On doit le comprendre à un niveau très intime ou bien on le reproduira sans se rendre compte de ce que l’on fait11 ».


Ce texte est un extrait remanié d’un essai en cours,
dont la publication est envisagée pour 2024.

1Brian Massumi, « Préface » à Gilles Deleuze et Félix Guattari, A thousand plateaus. Capitalism and schizophrenia, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1987.

2Je mauto-désigne indistinctement comme folle, psychiatrisée ou survivante de la psychiatrie. En revanche, je revendique un activisme politique antipsychiatrie, et me permets dinscrire dans ce nous mes camarades militant·es. Je tiens dailleurs à remercier particulièrement Camille et Dandelion (@MadFreaksPride & @lyingrain sur X) pour nos précieux échanges qui ont largement contribué à nourrir ce texte.

3La notion dinjustice épistémique désigne le fait dêtre affecté·e (pour un individu ou un groupe dindividus) dans ses capacités à être producteur·ice de savoir, en raison dun empêchement, dune injustice dans laccès à la connaissance et sa transmission.

4Ces analyses reprennent et déplacent à lintérieur de la société saniste les importantes réflexions de la théoricienne post-coloniale Gayatri Spivak dans Les subalternes peuvent-elles parler ? À cette question, Spivak répond par la négative que toute parole subalterne, tant quelle est formulée dans la langue de lEmpire et aussi oppositionnelle soit-elle, sera tributaire de la matrice discursive quelle confirme par le fait même dintervenir en son sein. On remarque cependant, bien que rarement, que Spivak ménage la possibilité de percées gestuelles, qui, par les actes, rompent avec cet interdit discursif. Lécoute dont je parle ici pourrait être une telle percée gestuelle.

5Léna Dormeau et Coline Fournout, « Subjectivité sanitaire : Enquête sur le soin et le consentement », Le cahier denquêtes, no 2, « Soigner la technologie ? », octobre 2021.

6Beauvoir (de), S. Le deuxième sexe, (1948), Paris, Gallimard, 1997, tome 1, p. 28.

7À ce sujet, voir lexcellent billet de Stéphanie Le Blanc et Elizabeth Anne Kinsella : www.zinzinzine.net/vers-une-justice-epistemique-examen-du-sanisme-dans-la-production-de-savoir.html

8La troncature et le signe diacritique * (astérisque) permettent denglober tous les champs psy- chiatriques/chologiques/chanalytiques/chothérapeutiques

9Jemprunte au philosophe Achille Mbembe cette expression, entendue initialement comme processus de transformation continue despaces délimités en lieux infranchissables pour certains individus, à linitiative des grandes puissances mondiales. Je signifie ici par cet emploi que la sur-médication contrainte et/ou lauto-régulation demandée impose la redéfinition dun périmètre de vie circonscrit, et nécessitant linfranchissabilité des limites du soi par un cloisonnement radical entre soi et lAutre. Voir Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La découverte, 2020.

10Brian Massumi, Ontopouvoir : Guerre, pouvoirs, perception, Les Presses du réel, Dijon, 2021.

11Mel Baggs, décédé·e en avril 2020 (rest in pride), a produit de nombreux textes et courts-métrages diffusés prioritairement sur internet et interrogeant principalement la question du langage à partir de lexpérience de la neurodiversité. Ses productions constituent des ressources précieuses sur le sujet du handicap, son appréhension et son institutionnalisation, et je remercie infiniment les camarades du Zinzin Zine pour la traduction du texte cité : Mel Baggs, « En quoi les institutions sont-elles néfastes ? », (2012),  ZINZIN ZINE , 25 octobre 2018.