Le fantôme de la reproduction
« Le produit, écrit Marx dans les Grundrisse, ne devient réellement produit que dans la consommation1 » : sans consommation, les vêtements ne sont pas portés, ni les maisons habitées, et les chemins de fer demeurent infréquentés – in potentia. Par cette analyse, Marx s’en prenait à l’économie politique qui avait faussement séparé la production de la consommation, du travail et des échanges. Mais cette analyse apparaît désormais moins comme une description adéquate que comme la prophétie d’un monde, le nôtre, où le capital s’appuie de moins en moins sur le maintien d’un rapport, aussi ténu soit-il, entre circulation et moyens de reproduction, et de plus en plus sur des modes de production indifférents à la consommation de travail. Ce monde de choses potentielles réalise ce musée figé, ajusté aux voyeurs que Linné convoquait autour de son fantasme colonial, un musée désormais réalisé de façon dystopique dans un monde où le travail est de plus en plus autonome par rapport à la reproduction, où le système juridique garantit le monopole de la violence directe au lieu de se préoccuper de médiations contractuelles.
« Un vêtement ne devient véritablement un vêtement que s’il est porté ; une maison inhabitée n’est pas réellement une maison », précise Marx. Maisons hantées, vêtements désincarnés, production non consommée. Ces spectres sont rencontrés de l’autre côté du périphérique sous la forme d’une consommation vorace – celle-ci nécessitant une chair racialisée et sexuée, et du travail non rémunéré. Cette condition par laquelle le capital, comme un paranoïaque à la Schreber, n’induit rien moins que la fin du monde en supprimant tout intérêt pour les objets, constitue dans le même temps une poussée mondiale vers la recherche incessante et schizophrénique de ressources pour se faire un espace-à-part, qui serait situé comme hors du temps compté de l’apocalypse. « Le malade a retiré aux personnes de son entourage et au monde extérieur en général tout investissement libidinal […] aussi, tout lui est-il devenu indifférent et comme sans relation à lui-même […] La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne […]2 » Comme Marx, là encore, nous permet de le comprendre, un tel espace-à-part nécessite des lieux précis, des relations spécifiques constellant une globalité totalisée par une différenciation extrême des modes de survie, d’exploitations, et de consommations chanceuses – une différentiation qui ne peut être maintenue que par les contradictions intenses des algorithmes immatériels et de la force nécropolitique.
C’est au cœur des contradictions qui tissent et détissent les relations entre la totalité globalisée et la spécificité des lieux, que plongent les textes de cette Mineure de Multitudes, à la recherche non pas d’un extérieur absolu, mais de la compréhension et de l’utilisation – de l’occupation même – des plis, des intersections et des infrastructures de reproduction, qui ont toujours été la condition de possibilité des relations sociales du capital. Dans le monde démentiel des catastrophes et de l’épuisement des ressources psychiques et écologiques, quand l’extinction se profile pour tous, humains et non-humains, comment pouvons-nous dessiner les cartes grâce auxquelles on pourrait organiser la colère levée à l’occasion des tempêtes de l’histoire, qui ravagent les damnés de la Terre et soufflent sur les fantômes de toutes les formes d’émancipation encore à l’état potentiel ? Ces cartes sont aujourd’hui devant les yeux de nostalgiques de gauches qui ont raté leur mélancolie, ou entre les mains de suprématistes blancs qui redessinent les territoires à coups de ressentiment électoral et produisent une vulnérabilité racialisée, tandis que la sortie hors de la position nostalgique oblige les multiplicateurs de Communes à se confronter au fantôme de la forme-parti.
Reproduction, interruption – reproduction
La crise dans et de la reproduction – à la fois crise du travail salarié, des limites historico-écologiques, et des relations sociales – est aussi une crise de la forme, au sens plein du terme : une entaille dans l’eidos, dans l’essence et dans le telos de la politique. De nouveaux espaces ont remplacé l’usine, le siège du parti, les lieux spécifiques où la croyance dans le plein-emploi et le développement industriel infini assurait sa souveraineté – tandis que d’autres lieux, réfractaires à ce pouvoir et cette croyance, se creusaient en galeries échappant aux formes dominantes. Du pipeline à la prison ; de la maison hypothéquée à l’infini aux terres expropriées ; du blocage à l’océan – voici qu’émergent des terrains de lutte qui s’efforcent d’éclipser le temps bref de l’apocalypse. Ces espaces et les relations de reproduction qu’ils permettent ne sont pas ceux que nous avons le luxe de choisir : ils constituent objectivement l’horizon pour la production de formes politiques qui leur conviennent, pour la refonte de tactiques sociales, politiques et écologiques répondant aux conditions matérielles du présent.
Les lieux de relations de reproduction ont toujours nourri la possibilité d’autres types de formes politiques, mais ont peut-être été rendus invisibles par la dynamique interne de l’accumulation que Giovanni Arrighi et Beverly Silver ont qualifiée tendrement d’hégémonie des « cycles vertueux » de l’accumulation3. Ne cédant pas au charme de cette vertu destructrice, cette Mineure œuvre pour un effondrement de l’hégémonie capable de révéler, si possible avant l’effondrement du monde, ce qui a toujours été présent, bien que mal réparti, dans le capital : le chiasme de l’extinction et de la reproduction. Ces phénomènes apparemment opposés se croisent en effet à nouveau ouvertement aujourd’hui, jetant une lumière crue sur une logique d’accumulation qui dépossède et détruit. Une logique de la transmission à froid de l’ADN de la domination. Une logique du « système des machines » (Marx) qui nous fait croire en l’avenir pour renier le passé. Des logiques qui ont vraiment de quoi nous rendre furieux (mad) – comment les interrompre ?
Plus important encore, comment les interruptions des logiques capitalistes peuvent-elles devenir immédiatement des sites de reproduction, de sorte que nos tentatives pour réagir à la destruction capitaliste soient simultanément des pratiques de care capables de durer ? Quelles tactiques et quels espaces, quelles relations sociales et écologiques doivent être sauvées du passé et reconnues comme capables d’agir au présent, alors que le capitalisme se reproduit en détruisant les conditions de la reproduction du vivant, de la vie psychique, culturelle et écologique ? Si la nostalgie tend à caractériser la dialectique entre la production (son avenir radieux, son progrès, etc.) et le parti (son efficacité à rendre muet tout opposant, sa verticalité mensongère), entre hégémonie (à la Gramsci) et pouvoir d’État (à la Hobbes), alors, quelles empathies, quels deuils et quelles fureurs doivent être trouvées et promues sur le terrain où s’expriment la violence directe et l’expropriation qui assaillent notre présent – si l’on peut encore nommer « notre » ce qui nous file entre les doigts un peu plus chaque jour, tombant dans le trou de l’Anthropocène que les populismes d’extrême-droite bouchent en vain à coups de racisme et d’abjections ?
Le double sens de la reproduction
Les articles de ce dossier s’efforcent de combler le fossé entre la reproduction sociale et la reproduction écologique, fossé qui est souvent exacerbé par l’attachement – aussi critique soit-il – à la productivité en tant qu’horizon de survie spécifiquement humaine. Ces articles traitent de la reproduction dans un double sens :
1/ Premièrement, ils mettent en évidence la reproduction non pas comme une caractéristique supplémentaire ou secondaire de la production capitaliste, mais plutôt comme la limite fondamentale du vivant (comme travail non rémunéré, comme pratiques de subsistance, comme coopération collective des humains et des non-humains) que le capital a longtemps cherché à abolir, mais dont il ne peut se passer ;
2/ Deuxièmement, ils cartographient le point-limite du biologique, du social et de l’écologique, point-limite tendu par les inégalités et les contradictions. Ce faisant, ce dossier met en évidence les lieux et les vies dont la reproduction est la plus exposée à la destruction (le long des pipelines, dans les surplus des villes, dans le travail domestique, etc.).
Mais, en cartographiant la destruction, les articles que nous proposons révèlent aussi des pratiques de subsistance et de nourriture existentielle, des relations sociales et des environnements militants, ainsi que des passés et des avenirs spéculatifs composés dans le travail collectif de survie. Plutôt que de traiter la reproduction écologique ou sociale comme un dehors immanent au capital, ou comme l’autonomie relative d’une dimension utopique, ce dossier exploite la reproduction comme une strate géologique de stratégies et tactiques (du passé et du présent) à mettre en œuvre aujourd’hui. Cette mise en œuvre pose des jalons pour que prenne corps un communisme qui aurait plus de chair qu’une « hypothèse » – sachant que ce corps exige aussi bien des fictions que des analyses économiques, écologiques et sociales précises.
La tension affective d’un communisme intempéré
Si, comme Karl Kraus a pu l’écrire, le communisme est un « fâcheux antidote » prenant sa source en une « origine idéale4 », alors, il nous reste à interroger cette source et la matérialité des ressources qui coulent sous la forme d’eau, de pétrole, d’eau et de marchandises, comme le font Duncan Tarr et Noor Ahmad dans ce numéro, en suivant les pipelines qui, dans le Michigan (États Unis d’Amérique), sont soumis à un questionnement politique allant jusqu’à la matérialité d’un blocus. Il nous reste à refuser d’accepter les contours déchiquetés de la reproduction qui créent des césures nécrotiques dans la population en habitant, comme le dit Brian Whitener dans sa contribution, « les replis de la reproduction ». Il nous reste aussi à identifier, avec Bernard Aspe, la nécessité subjective pour répondre à la disparition des conditions de vie sur la planète – une fois entendu que l’appropriation par le capital des conditions d’existence de la force de travail est le lieu d’un combat dont l’enjeu est le refus de la mise au travail généralisée des humains comme des forces non-humaines. Il nous reste encore, comme nous y invite Jessi Lehman, dans son article fusionnant sans les confondre le régime littéraire et celui des sciences impliquées dans l’écologie politique, à adopter la perspective non humaine – du temps et des formes de vie – prises dans le « sillage » qui se dessine sur l’océan, sillage où l’histoire de la violence raciale se donne à lire. Il nous reste enfin, même si tout est perdu, à entendre Adam Losange qui, en écho à Kraus, voit dans la peur des fantômes – ceux qui seront inévitablement produits par la mise à mort capitaliste – de quoi relayer la peur que le communisme provoqua naguère, forçant le capitalisme à mesurer l’éventualité d’une limite posée à sa puissance.
La critique de Marx d’une fausse distinction entre production et consommation avec laquelle nous avons commencé cette présentation est en réalité une critique des récits historiques qui refoulent l’existence répétée des enclosures, de « l’accumulation primitive », de la distribution inégale des populations dans leur exposition à la mort. Se souvenir de cette histoire réelle est essentiel au moment où notre présent fournit un nouvel ensemble de coordonnées par lesquelles la reproduction se constitue, en même temps que sont détruites des conditions d’existence. La dialectique de cet enchevêtrement entre reproduction et destruction révèle cependant une autre dialectique, encore plus importante. Non pas la dialectique de la maîtrise et de l’impuissance, qui borne souvent la pensée de l’Anthropocène et structure la violente répétition des réponses libérales-démocrates et néo-fascistes aux crises économiques depuis 2010. Mais une dialectique qui a émergé de celle de la reproduction et de la destruction, une dialectique perpendiculaire à l’arc d’accumulation du capital : celle de la colère et de la joie, de la haine et de l’amour, une dialectique que chacune des contributions à ce dossier porte à sa manière, cherchant la tension affective d’un communisme nouveau.
Cette polarité affective suscite, ressuscite un Marx quelque peu intempéré (pour ne pas dire intempestif), un Marx révolté par un monde qui se résigne chaque jour à l’extinction des espèces comme à la reproduction des inégalités5. Intempéré ce Marx, parce qu’il faudra toute l’énergie du désespoir pour donner forme à la conjuration politique des intempéries extrêmes qui menacent notre existence terrestre.
1 Marx, « Grundrisse », 1. Chapitre de l’Argent, Paris, UGE-10/18, 1968, p. 45.
2 Freud, « Le président Schreber », in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1971, p. 314.
3Giovanni Arrighi et Beverly Silver, Chaos and Governance in the Modern World System, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.
4 Karl Kraus, cité par Walter Benjamin in Cette grande époque, Paris, Rivages Poche, 2000, p. 81.
5 Ce Marx-là, ces surrections et résurrections marxistes prennent le nom de nouveaux groupes de recherches, de nouvelles revues – pensons en France à Période (http://revueperiode.net/) qui existe maintenant depuis plus de quatre ans ou aux USA, aux revues relativement récentes comme Viewpoint Magazine (www.viewpointmag.com/)andou), Jacobin (www.jacobinmag.com), au prochain Commune ou à Salvage, en Grande Bretagne (http://salvage.zone).
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