« Les symboles organisent le sentiment et la pensée, et le nouvel âge
n’a aucun symbole en accord avec ses activités. […] Sans une telle communication, le public restera indistinct et sans forme, se cherchant spasmodiquement, mais saisissant et agrippant son ombre plutôt que sa substance1. »
Des microbes sources d’infections longues
Un « commun négatif » en nous ?
« On ne sait jamais dans la vie de qui nous sommes glissés », déclare B. Morizot, qui nous invite ainsi à faire nôtres nos interdépendances avec les autres vivants non-humains2. On ne sait pas non plus qui se glisse dans la nôtre. « Et si une tique changeait votre vie ? », s’inquiète le slogan l’Association France Lyme. Une tique, ou d’autres insectes, que les mutations de nos écosystèmes rendent plus nombreux, présents, agressifs, peuvent nous transmettre un package de pathogènes microbiens (dont les bactéries appartenant au genre Borrelia). Cela se passe au jardin, au travail ou en balade, par une simple piqure souvent inaperçue – un érythème ne signale l’infection que dans moins de la moitié des cas d’après les associations de patients et les sociétés médicales internationales3. Au fil des semaines, des mois ou des années, l’infection aigüe, marquée initialement par un rapide syndrome grippal, cèdera le pas à une série de symptômes divers, migrants, plus ou moins handicapants, pouvant toucher tous les organes, et aller jusqu’à mimer des pathologies classiques, amenant alors le malade à passer de médecin en médecin. Cette errance médicale, parfois de plusieurs décennies4, est d’autant plus longue que la source infectieuse reste inenvisagée, les tests actuels étant notoirement déficients. À rebours de pans entiers de la littérature scientifique internationale et de la pratique clinique des Lyme Litterate Medical Doctors anglo-saxons, le monde médical français dit encore ne pas « croire » à la dimension chronique du Lyme5 et ne s’intéresse guère à ce qui permet à ces bactéries d’échapper aux antibiotiques en changeant de forme et en intégrant des biofilms, où les pathogènes microbiens entrent en synergies et co-évoluent. On parle alors d’une « pluribiose6 ».
Nous avons suivi durant plus de trois ans d’une dizaine de groupes Facebook français et anglo-saxons dédiés à ces infections (sur plus de 300 actuellement), comptant chacun entre 5 000 et 25 000 membres. Les malades manifestent une intense exploration, souvent décrite comme un « deuxième emploi à temps complet » ou un « travail à plein temps7 ». Des malades déplorent qu’il faille « avoir une thèse » pour arriver à aller mieux. Si l’inexploré recouvre, sur un plan général aujourd’hui, des relations inter-espèces rendues instables par la catastrophe écologique8, ici les territoires habités qui se défont ou deviennent méconnaissables, correspondent aux malades eux-mêmes. La nouvelle indétermination des êtres vivants, l’incertitude relative à « qui est qui », aux interactions possibles, aux façons de cohabiter, n’assaillent pas les personnes du dehors, mais au plus intime d’un corps soudain habité et grignoté par d’autres vivants – et ainsi gagné par la terra incognita des « êtres de la métamorphose 9 ». Le monde stabilisé, allant de soi, quotidien, se défait quand le corps plie sous le poids des pathogènes – « on existe, mais on ne vit pas », lit-on souvent. Là où le problème d’habitabilité de la Terre prend le tour radical d’une impossibilité d’habiter sa propre vie, cohabiter avec les non-humains vivants n’est alors plus une seule affaire de diplomatie, d’alliance rompue à restaurer et de vulnérabilité partagée entre des vivants mutuellement exposés.
Faute de gestion collective :
style guerrier et enquête sans fin
Loin de « l’imaginaire des cohabitations mutuelles enrichissantes10 », un lexique guerrier imprègne souvent les posts des groupes Facebook, les témoignages mis en série par les associations, les blogs personnels, ainsi que la multitude d’ouvrages et de documentaires11. On s’identifie et on s’encourage en tant que « lyme warriors » ou « survivors », on prévient les nouveaux qu’ils vont devoir mener leur plus dur « combat », on rend hommage à ceux qui sont tombés, on publicise les « game changer » repérés au fil des années de lutte, on témoigne au jour le jour de menues victoires redonnant espoir, et on s’habitue, à côté des « success stories », à croiser les posts douloureux de malades annonçant jeter l’éponge.
Si un modus vivendi peut être trouvé avec ces vivants non-humains, il semble bien que ce soit via une guerre, quotidienne, pied-à-pied, sans terme définitif. Pas de « devenir avec » ici sans combat, ni une intense coopération entre des malades enquêtant sans relâche sur leurs maux et la situation. Les modérateurs des groupes (hors ceux de plaidoyer, comme « Chronic LYME : It’s a thing ») n’encouragent toutefois guère les posts qui s’indignent de la situation et appellent à la mobilisation. On invite à se concentrer sur sa guérison, plutôt qu’à s’épuiser à essayer de faire reconnaître ce que les associations regardent comme une pandémie, d’autant plus invisible qu’il n’existe en France aucune estimation de la prévalence de la persistance du Lyme, ou Lyme long12. Pourtant, une prise immédiate et suffisante d’antibiotiques en début d’infection suffit à éviter la forme longue dans 85 % des cas13.
Partager et publiciser a minima ce commun négatif, éprouvé et géré sinon au plus intime, passe notamment par la diffusion de « mèmes », omniprésents au sein des groupes Facebook. Partant du constat que la plupart d’entre eux sont « privés », un groupe ouvert, « Chronic Lyme : It’s a thing », s’est même constitué pour donner à voir à un public plus large les épreuves dont ces « mèmes » témoignent. Le lecteur pourra ainsi les découvrir14. Constitués de textes et/ou d’images, ils circulent d’autant mieux qu’ils révèlent une expérience éminemment personnelle, mais croquée dans son caractère commun et générique. Comme si cette surprise même était ce qui invitait au partage, lequel est alors à la fois celui d’une expérience inouïe et de l’étonnement de parvenir à la partager malgré son caractère éminemment situé et multiforme.
En même temps que des posts et commentaires font circuler des prises, stabilisent des appuis, d’autres interrogent néanmoins sans fin : « comment faites-vous ? ». Comment vivre dans un monde radicalement transformé par l’infection, pour partie sans retour ? Les questions explorent tous les aspects de l’existence, en espérant bénéficier de l’expérience des plus anciens. « Qu’auriez-vous aimé savoir au début de votre parcours ? » ; « Êtes-vous constamment en mode fight or flight ? » ; « Que dites-vous aux autres ? ». Etc. On cherche aussi à cadrer plus largement son expérience, en essayant de comprendre « ce qui nous vaut cette situation invraisemblable », ou en interrogeant les autres sur ce qui les a le plus surpris ou transformés « dans cette galère ».
En appelant souvent à l’établissement de palmarès, ces questions manifestent l’immersion des malades dans un océan d’informations, de conseils et de récits d’expérience qu’il leur faut d’urgence trier et hiérarchiser. Ainsi : « quel est votre Top 5 des choses qui vous ont aidés à surmonter Lyme ? » ; « quel est le premier conseil que vous donneriez à un nouveau malade ? » ; « qu’est-ce qui a été pour vous le plus difficile à accepter dans cette maladie ? » ; « pour ceux qui vont mieux : à quelle fréquence pensez-vous encore à Lyme ? » ; « pourquoi nous font-ils subir ça ? Pourquoi nous torturent-ils ainsi ? ». Et de se demander, parmi les épreuves, celles qui justifient le plus la métaphore guerrière : « what makes, for you, a Lyme-Warrior ? ».
Le déni de certitude et ses effets collatéraux
Découvrir, au cœur de l’un des meilleurs systèmes de santé, un désert médical, subir de façon récurrente le « gaslighting » ou l’ignorance des soignants, renoncer – pour celles et ceux qui y parviennent – à pouvoir s’en remettre complètement aux autorités de santé, suivre en ligne des conférences scientifiques à l’étranger, réviser toutes ses routines quotidiennes, et vivre dans l’inconfort d’une enquête sans fin et ruineuse financièrement, voilà des apprentissages déstabilisants. Des post récurrents prennent ainsi acte du fait qu’avec ces pathogènes, il n’y a pas de « one size fits all », que les « facteurs environnementaux » sont décisifs, que les plantes dédiées à ces infections froides (auxquelles sont dédiés des sites web commerciaux entiers) peuvent être redoutablement efficaces, et mieux supportées dans la durée que les antibiotiques. On a dû se faire son propre avocat, devenir un malade « expert »15. Les réorientations professionnelles vers le soin (naturopathie, diplôme universitaire de « patient-expert », coaching, etc.) ne sont d’ailleurs pas rares. Les malades les plus aguerris ont bien appris, à leur corps défendant, et sans le formuler tel quel, ce qu’est une pluribiose, et ce que devenir avec ces pathogènes microbiens veut dire au quotidien. Mais la diplomatie des « égards ajustés » le cède ici à une orientation irrévocablement belliciste.
1J. Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Folio essais (1915), p. 234-235.
2Entretien avec B. Morizot, Libération, 13 avril 2023, p. 20-22.
3Mentionnons les deux plus importantes : www.ilads.org ; www.globallymealliance.org
4Selon un sondage réalisé en 2022 par France Lyme auprès de ses adhérents, l’errance médicale touche 81 % des malades et, pour 23 % d’entre eux, elle dure plus de 10 ans.
5G. Massard-Guilbaud, « “Maladie de Lyme”. Quand des médecins refusent de soigner », Écologie & politique, vol. 58, no 1, 2019, p. 107-134. A. A. Dumes, Divided Bodies. Lyme Disease, Contested Illness and Evidence-based Medecine, Durham, Duke University Press, 2020. Fin octobre 2023, les associations saluent une avancée majeure : le CDC américain change de ton et reconnaît l’existence de symptômes chroniques généraux consécutifs à des infections, dont Lyme disease : /www.cdc.gov/ncezid/what-we-do/our-topics/chronic-symptoms.html. Les associations décelaient déjà un changement de paradigme dans l’organisation, fin juin 2023, par les National Academies of Sciences, Engineering dans Medecine, d’un workshop autour de la persistance des pathogènes dans le cas du Covid Long et de Lyme : www.nationalacademies.org/event/06-29-2023/toward-a-common-research-agenda-in-infection-associated-chronic-illnesses-a-workshop-to-examine-common-overlapping-clinical-and-biological-factors ; www.lymedisease.org/new-way-of-thinking-long-haul
6Sur cette pluribiose, où le « devenir avec » les pathogènes appelle à penser une médecine qui ne se réduise pas aux seuls antibiotiques, comme le défendent aussi les associations de malades, voir : C. Brives, « Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, 1er juin 2020 ; C. Brives et R. Froissart, « Évolutions et involutions dans la biomédecine. Thérapie phagique et traitement des infections bactériennes antibiorésistantes », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 15, no 3, 2021.
7M. Félix, Lyme. Si les malades savaient, si les médecins pouvaient, Paris, Caban, 2023, p. 24. Selon le sondage de France Lyme mentionné plus haut, 25 % des malades perdent leur travail du fait de la maladie.
8Ph. Hamman et A. Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation, Lormont, Le Bord de l’eau, 2023 ; M. B. Pfeiffer, Lyme: The First Epidemic of Climate Change, Island Press, 2018.
9B. Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 187-210.
10B. Morizot, L’inexploré, Marseille, Wildproject, 2023, p. 104.
11Citons parmi les documentaires les plus récents : Axel au pays des malades imaginaires ; Vous avez dit Lyme ? ; Under our skin ; The Quiet epidemic. As close as your backyard ; The Monster inside me ; I am not crazy, I am Sick.
12C. Nuttens et al., « Epidemiology of Lyme Borreliosis in France in Primary Care and Hospital Settings, 2010-2019, Vector-Borne Zoonotic. Diseases, vol. 23, no 4, 2023, p. 221-229. Des estimations considèrent qu’en 2050, 17 % de la population européenne sera infectée de façon chronique : M. Davidsson, « The Financial Implications of a Well-Hidden and Ignored Chronic Lyme Disease Pandemic », Healthcare, vol. 6, no 1, 2018. Les Associations France Lyme et ChroniLyme ont élaboré en 2023 un modèle de calcul de la prevalence, qui estime le nombre de cas à un minimum de 300 000 en France.
13J. N. Aucott, T. Yang, I. Yoon, D. Powell, S. A. Geller, A. W. Rebman, « Risk of post-treatment Lyme disease in patients with ideally-treated early Lyme disease: A prospective cohort stud », International journal of infectious diseases : IJID : official publication of the International Society for Infectious Diseases, 2022 Mar116, p. 230-237.
15Sur les savoirs d’expérience associés aux pathologies chroniques, voir le très bon état de l’art in E. Simon, S. Arborio, A. Halloy, F. Hejoaka (eds.), Les savoirs expérientiels en santé : fondements épistémologiques et enjeux identitaires, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2020, p. 49-74.
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