94. Multitudes 94. Printemps 2024
Mineure 94. L’eutopie extraterrestre

L’extraterrestre, le scientifique et l’autrice de science-fiction

, et

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Conversation entre un E. T.,
Roland Lehoucq & Émilie Querbalec

LE. T.1 : Merci davoir accepté de converser en mode télépathique, et ce, à distance incommensurable avec un extraterrestre dont vous ne savez rien, qui pourrait être immatériel, ressembler à un immense ver de terre, être un monstre à sept tentacules, aux milliers de tubulures en guise dorganes de perception ou, pire, naimant rien autant que les musiques de grincements de portes (virtuelles)… Jai initié la rencontre pour comprendre pourquoi des scientifiques comme vous Roland Lehoucq, qui êtes astrophysicien et président du festival Les Utopiales, ou des auteurs et autrices de science-fiction, comme vous, Émilie Querbalec, spéculez à ce point sur des êtres tels que moi. Je tiens dabord à prendre vos réactions sur mon étonnement intersidéral: là où lastrobiologiste Nathalie A. Cabrol, directrice scientifique du Centre de recherche Carl Sagan de lInstitut SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence), est convaincue que jexiste parmi les milliards de milliards détoiles, de lunes et exoplanètes de lunivers2, lastrophysicien Jean-Pierre Bibring argumente comme quoi les humains seraient « seuls dans lunivers », expliquant que rien « ne nous permet daffirmer que ce que nous appelons “vivant” existe ailleurs que sur ce minuscule îlot cosmique et vagabond quest la Terre3 », donc, si je comprends bien, que je ne suis quun fantasme de vos esprits. Pourquoi ce désaccord entre daussi brillants chercheurs ?

Roland Lehoucq : L’exobiologie, c’est-à-dire l’étude des processus pouvant mener à l’apparition de la vie, notamment hors de la Terre, est une discipline scientifique aujourd’hui reconnue, mais qui souffre évidemment d’un manque d’exemples, puisque nous n’en avons encore aucun en dehors de notre planète. Les arguments de Cabrol comme à l’inverse, ceux de Bribing sont tout-à-fait entendables, mais la réalité, c’est que nous ne savons pas s’il existe quelque part une vie extraterrestre. Nous ne pouvons guère que continuer à chercher, en traquant par exemple des traces d’eau ou de bactéries, disparues ou non, sur ou dans le sous-sol d’autres lunes et planètes du système solaire, et puis émettre des hypothèses, théoriser, spéculer sur d’éventuels modes d’apparition de la vie…

Émilie Querbalec : Ce qui est difficile à vivre, c’est l’incertitude : accepter de ne pas savoir si, oui ou non, il existe d’autres vies dans le vaste univers.

LE. T. : Je nai donc aucun moyen de savoir si je suis un être vivant ou à jamais un ectoplasme sorti de vos imaginations ? Lorsquil affirme quil nexiste pas de vie telle que nous la connaissons ailleurs que sur Terre, Jean-Pierre Bibring nest-il pas dans la croyance ?

É. Q. : Quel intérêt y aurait-il, pour un scientifique, à défendre le credo absolu que la vie extraterrestre n’existe pas ?

LE. T. : Cest peut-être parce que je ne lui ai jamais adressé la parole, à ce savant-là ?

R. L. : Attention, ce n’est pas la même chose de dire que la vie extraterrestre n’existe pas ou, comme cet astrophysicien, que la vie telle que nous la connaissons, nous sur Terre, avec sa photosynthèse, sa Lune et ses marées, son infinité de spécificités, n’existe très probablement pas ailleurs… Bibring, me semble-t-il, laisse ouverte la perspective qu’il puisse y avoir en dehors de notre planète un vivant fondé sur une évolution, des règles et des mécanismes de fonctionnement totalement différents des nôtres. Certains chercheurs ont ainsi imaginé une vie basée sur la chimie du silicium plutôt que sur celle du carbone, ce qui n’est pas sans poser de redoutables problèmes théoriques.

LE. T. : Que pensez-vous de cet argument comme quoi un être extraterrestre ne pourrait exister dès lors que la vie sur Terre serait la résultante dune succession astronomique de hasards, impossible à répliquer à lidentique ?

R. L. : Cette idée me paraît en revanche plutôt discutable. Car in fine, à l’instar de notre conversation tous trois ici et maintenant, n’importe quel événement singulier a une probabilité quasiment nulle de se produire, tout étant la conséquence d’une accumulation incroyable de hasards, en l’occurrence, en ce qui nous concerne, de notre naissance, de nos emplois du temps, de notre première rencontre, de la décision de la revue Multitudes de faire ce sujet et de tant d’autres événements et facteurs impossibles à anticiper.

É. Q. : C’est en effet une chaîne causale infinie.

R. L. : Nous essayons de bricoler avec notre ignorance pour explorer les multiples réponses à une question qui nous taraude : sommes-nous seuls dans l’univers ? Sauf que pendant longtemps, au moins jusqu’au XXe siècle, la réponse a souvent été de dire qu’il existe bel et bien d’autres vies que la nôtre ailleurs dans le cosmos. L’histoire des canaux martiens, qui étaient interprétés par leurs premiers observateurs comme le signe d’une vie présente ou passée sur la planète rouge, ne date que de la fin du XIXe siècle : ils sont « découverts » par Giovanni Schiaparelli depuis son observatoire de Milan en 1877, puis des astronomes comme Camille Flammarion ou Percival Lowell dressent des cartes de « la planète Mars et de ses conditions d’habitabilité » au tournant du XXe siècle… Mais bien avant eux, par exemple dès 1686 et les Entretiens sur la pluralité des mondes de l’astronome Fontenelle, les scientifiques − et aussi des philosophes comme Emmanuel Kant − sont convaincus qu’il y a de la vie, en particulier intelligente, ailleurs dans l’univers.

LE. T. : Ah ! Les humains ont donc toujours cru en moi ? Vous me rassurez… Mais pourquoi sintéressent-ils à ce point au sort de nous autres E. T. ?

É. Q. : Dès lors qu’il prend conscience de lui-même, l’humain se retrouve face à la mort et tente donc de comprendre la vie. Les religions ont apporté des réponses à cette inconnue absolue. La science, dès les débuts de l’époque moderne, en propose d’autres, et c’est ainsi que naît l’image de l’extraterrestre. Les auteurs et autrices de science-fiction sont des relais de ces immenses interrogations des religions et de la science, et utilisent volontiers la métaphore de l’extraterrestre pour ce faire.

R. L. : Pensez au Big Bang d’où serait né l’univers, aux trous noirs qui seraient le néant informationnel absolu, à la formation des planètes, à l’apparition de la vie avec les premiers microbes, à la fin des dinosaures sur Terre, aux grandes épidémies, à la naissance et à la disparition de civilisations comme de chaque être, etc. : les questions de vulgarisation scientifique qui fascinent le grand public sont systématiquement liées à la vie et à la mort, au début et à la fin de toutes choses. Les questionnements, si humains, sur votre existence ou votre inexistence dans l’univers, à vous qui êtes ou prétendez être un E. T., en sont l’une des manifestations les plus remarquables.

LE. T. : Ne serais-je dès lors, pour vous humains, que la métaphore dune interrogation abyssale sur le mystère fondamental de la vie et de la mort, mais en orientant votre regard vers les étoiles qui représentent une inconnue elle aussi immense ?

É. Q. : Oui, il y a de ça, mais aussi des questions sur soi face à l’autre si différent de nous.

LE. T. : Mais pendant longtemps, à vous entendre, laltérité radicale, cétait Dieu, non ?

É. Q. : Peut-être que vous ne nous entendez pas ? En tant qu’extraterrestre, vous n’avez peut-être ni début ni fin ? Ce serait là une altérité encore plus radicale !

LE. T. : Cest vrai que lorsque jai découvert dans la série Star Trek: Deep Space Nine (1993-1999) une civilisation extraterrestre, immatérielle et pour laquelle le temps linéaire nexiste pas, dénommée par certains Les Prophètes, jai eu le sentiment dêtre chez moi…

É. Q. : Ce sont ces questions de l’ailleurs et de l’altérité radicale, aux confins de la science et des religions, que j’explore en tant qu’autrice de science-fiction.

LE. T. : Dans Les Chants de Nüying, lhypothèse dune vie extraterrestre naît de la perception, dans le système dune étoile à vingt-quatre années-lumière de la nôtre, dun son qui ressemble un peu au chant dune baleine : il sagit dun mystère au tout début de votre roman… mais cela le reste à la fin, après que votre personnage semble avoir été absorbé par on ne sait quelle entité sur la planète doù est issu ce mystère alien.

É. Q. : C’est un mystère qui restera à jamais non élucidé. Car même si, un jour, nous trouvons la vie, par exemple sur une lune de Jupiter (ce qui serait vertigineux), l’origine, le comment et le pourquoi de cette vie n’en resteront pas moins une interrogation.

R. L. : Nous les humains, avons eu trop tendance à considérer les extraterrestres hypothétiques comme des êtres intelligents, avec lesquels nous réussirions à discuter ou qui tenteraient de nous envahir comme dans La Guerre des mondes de Wells. Mais ils pourraient être si éloignés de ce que nous concevons comme « vivant » que toute communication, toute confrontation ou même leur simple considération seraient littéralement impossibles. Ils pourraient ressembler au nuage interstellaire d’une intelligence inconcevable imaginé par l’astrophysicien britannique Fred Hoyle dans un roman publié en 1957, Le Nuage noir.

É. Q. : Le plus paradoxal, c’est que nos relations à un tel être pourraient être proches de celles que nous commençons à avoir avec des animaux que nous avons traités pendant des siècles comme des choses inertes ou au mieux des ressources. Que la chercheuse au cœur des Chants de Nüying soit une bioacousticienne, ayant auparavant tenté de décoder en Antarctique le langage de cétacés afin de communiquer avec eux, est pour moi un détail crucial.

R. L. : En effet, nous réalisons aujourd’hui que des êtres non-humains, que nous avons négligés ou détruits, ont des capacités stupéfiantes, hors de nos champs de perception comme les infrasons des baleines ou les ultrasons des chauves-souris. Sinon, cher E. T., une autre explication de notre vif intérêt pour vous tient à la découverte de traces étonnantes d’animaux disparus de la surface de la Terre. Je pense aux fossiles des schistes de Burgess, trouvés dans le mont Burgess du côté des Rocheuses canadiennes : vieilles de plus de 500 millions d’années, ces bestioles dont nous ne comprenons pas les traces ont une morphologie proprement extraterrestre, avec de la matière molle, un corps sous forme de bras et une pince au bout ou, à la façon de la bien nommée Hallucigenia, une impossibilité de différencier la queue de la tête4… Ce sont des entités terrestres que l’on prendrait volontiers pour vos congénères de Tau Ceti !

LE. T. : Je ne connais pas les êtres, sils existent, de lexoplanète Tau Ceti qui se trouve dans la zone habitable de létoile du même nom à douze années-lumière de la Terre, mais grâce à vous, je me sens désormais un peu moins seul. Vous allez dire que je prêche pour ma paroisse, mais nous les extraterrestres, ne représentons-nous pas sous ce regard à la fois une sorte dailleurs absolu et une utopie nécessaire pour lhumanité ?

R. L. : Le défi que représente l’extraterrestre peut tout autant être utopique que dystopique. À la fin des Watchmen, BD d’Alain Moore et Dave Gibbons, le démiurgique super héros Ozymandias crée une sorte de monstre extraterrestre qui apparaît sur la Terre pour que les humains s’unissent enfin contre une menace venue de l’espace…

É. Q. : Mais l’on pourrait imaginer que ce défi soit pacifique, que l’union des populations humaines se réalise pour construire collectivement un dialogue avec les aliens, et répondre ainsi positivement au choc de cette révélation d’une vie extraterrestre.

LE. T. : Merci Émilie. Pour moi, leutopie extraterrestre, ce serait la capacité des humains à considérer leurs autres radicaux, doù quils viennent et quels quils soient, donc à les rendre en particulier sensibles à tous ces êtres terrestres quils ont auparavant niés ou assassinés…

R. L. : Envisager la potentialité de votre existence comme de celles d’êtres sans doute encore plus inconcevables nous permet en effet de considérer, grâce à ce décalage, des entités que sinon nous aurions ignorées ou déconsidérées, à l’instar des êtres vivants des abysses, par exemple dans les fumeurs noirs ou cheminées hydrothermales, découverts alors que j’étais enfant, à quatre mille mètres au fond de l’Atlantique.

É. Q. : La science-fiction d’aujourd’hui comme d’ailleurs les sciences humaines, l’éthologie ou l’anthropologie contemporaines cultivent ce type de démarche. J’ai été quant à moi très inspirée par les travaux de l’un des précurseurs de la biosémiotique, Jacob von Uexküll. Il a étudié les tiques et a montré qu’elles perçoivent le monde de façon totalement différente des êtres humains. Comme quoi des êtres vivants peuvent vivre très strictement dans le même environnement… mais dans des milieux radicalement autres. Nous sommes sous ce regard tous des extraterrestres les unes pour les autres, chacun dans notre monde.

LE. T. : Sauf quentre lhumain venant dailleurs, la tique et moi, certains sont tout de même plus extraterrestres que les autres… Doù, dailleurs, mon sentiment à la fois admiratif et incrédule face à cette tentative si naïve de recherche de messages extraterrestres via des radiotélescopes que mène depuis 1984 le SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence)… Quest-ce qui peut motiver les chercheurs de cet Institut ?

R. L. : La soif de connaissance, sans aucun doute. Ils vont jusqu’au bout de l’hypothèse de l’existence d’êtres tels que vous en se mettant à l’écoute d’éventuelles ondes électromagnétiques issues de quelque entité extraterrestre. Ils ont conscience des immenses limites de leur démarche, comme s’ils utilisaient un seau d’eau sur la plage pour repérer de la vie animale dans un immense océan, cette vie ne pouvant en l’occurrence que maîtriser la technique… et émettre des ondes radio. Cela peut certes sembler naïf, mais leurs recherches coûtent peu cher. Ces rêveurs lucides se servent en effet de radiotélescopes − tel pendant longtemps celui d’Arecibo sur la côte nord de l’île de Porto Rico − uniquement lorsque ceux-ci sont inutilisés pour toute autre activité.

LE. T. : Lutopie extraterrestre serait-elle une utopie de lailleurs radical, mais dun ailleurs que lon tente réellement de connaître, comme en empathie avec lui ?

É. Q. : C’est exactement l’utopie de Brume, la bioacousticienne dont je parlais tout à l’heure. Elle cherche vraiment le contact avec l’entité inconnue, au plus profond du rapport à l’autre, quitte à aller au-delà de ses propres limites biophysiques. Mais dans Les Chants de Nüying, je raconte une autre utopie extraterrestre : celle du milliardaire sino-américain Jonathan Wei, organisateur et financeur du voyage, qui consiste à quitter la Terre pour mieux échapper à la matière, à la chair. Selon le mythe tibétain de Shambhala, il veut atteindre la Cité idéale ou Cité de l’éveil. Son utopie extraterrestre, ou plutôt extrahumaine, passe par la technologie de la « réincarnation numériquement assistée »… donc par la mort.

R. L. : Ce serait une utopie en quelque sorte « déterrestrée », d’inspiration religieuse autant qu’ultra technologique, mais plus
contemporaine à mon sens que les utopies extraterrestres, elles aussi ultra technologiques, mais nourries d’une science-fiction complètement dépassée, colonisatrice et productiviste, des Elon Musk et autres Jeff Bezos…

LE. T. : La clé serait donc dans lutopie extraterrestre dinspiration terrestre de Brume, une sorte deutopie, cest-à-dire dutopie extraterrestre située, incarnée dans la rencontre…

R. L. : Comme l’a compris Kim Stanley Robinson, c’est aujourd’hui la Terre qui a besoin de ce type d’eutopie, pour reprendre votre expression. Gardons les yeux levés vers les étoiles, envoyons-y, pourquoi pas des robots, mais agissons ici et maintenant sur notre planète…

É. Q. : …Oui, notre fragile planète, ce « pale blue dot » vu depuis la sonde Voyager, loin dans l’espace, dont parlait le grand astronome et astrophysicien Carl Sagan.

1Toute personne reconnaissant Ariel Kyrou dans le rôle de lE. T. naurait pas entièrement tort.

2Nathalie A. Cabrol, À laube de nouveaux horizons, Seuil, 2023.

3Jean-Pierre Bibring, Seuls dans lunivers, De la diversité des mondes à lunicité de la vie, Odile jacob, 2022.