92. Multitudes 92. Automne 2023
Majeure 92. De la fourchette à la fourche

Les Soulèvements de la Terre
Une remise en cause radicale du système agro-alimentaire

Partagez —> /

Je voudrais formuler quelques hypothèses pour contribuer à expliquer pourquoi l’État tente d’ériger les Soulèvements de la Terre en ennemi public numéro 1. Pour comprendre la logique à l’œuvre, il me semble essentiel de ne pas se laisser enfermer dans un débat sur le maintien de l’ordre (et sur son corollaire du côté du pouvoir, un débat sur les tactiques militantes) – mais de se pencher sur les raisons qui sous-tendent la répression brutale à laquelle font face les Soulèvements. Si nous restons sur le registre du maintien de l’ordre, nous serons prisonniers d’un piège qui risque de se refermer sur nous : la mécanique bien rodée est déjà l’œuvre, qui pousse une partie de la gauche à prendre ses distances avec certain·es manifestant·es, sous pression du Ministère de l’Intérieur. Les Soulèvements de la Terre portent pourtant un projet qui mérite mieux – en commençant par ne pas tomber dans ce piège grossier.

Pourquoi réprimer les Soulèvement de la Terre ?
Première hypothèse : réprimer la remise en cause du système sur le plan de la production (et non plus sur celui de la consommation)

Derrière la question de l’eau, ce qui se joue, à Sivens comme dans les mobilisations contre les bassines, porte sur l’alimentation. Il ne s’agit pas (comme lorsque l’on adhère à une AMAP, que l’on décide de manger végétarien ou vegan) de faire des choix en tant que consommateur ou consommatrice. Il s’agit de remettre en question le système de production alimentaire, sinon l’idée même de production. Ce basculement est insoutenable du point de vue de l’État. Du reste, un mouvement comme L214 fait l’objet d’une surveillance quasi militaire par les services de renseignement français – or, l’association antispéciste agit, elle aussi, au niveau de la production (en dénonçant et organisant des actions coup de poing ciblant des élevages ou des abattoirs industriels). Constatons par ailleurs que l’État sait se montrer bien plus tolérant lorsqu’il s’agit de réagir aux attaques, sabotages et intimidations perpétrés par les partisan·es de l’agrobusiness.

L’absence de réaction face aux sabotages et intimidations dont est victime la journaliste Morgan Large, ou les violences dont un militant anti-bassines a récemment été victime, en sont les meilleurs exemples possibles. On peut, en pensant à la manière dont le mouvement anti-nucléaire a lui-même été réprimé (pensons à Vital Michalon, tué par la police en juillet 1977 alors qu’il protestait contre la construction de la centrale nucléaire de Creys-Malville), élargir l’hypothèse : l’État français est prêt à tout pour réprimer les mouvements et mobilisations qui remettent en question sa politique de production énergétique ou alimentaire.

Tant que nous nous préoccupons de ce que nous mangeons en tant que consommateurs ou consommatrices, l’État nous laisse à peu près tranquilles (exception notable : les musulman·es qui mangent halal – mais on peut ici considérer que la question alimentaire n’est qu’un prétexte de plus pour donner libre cours à l’islamophobie d’État). Dès lors que l’on se situe sur le terrain de la production (encore plus s’il l’on remet en cause l’idée même de production), les vrais ennuis commencent. Face à un gouvernement dont la politique peut se résumer à l’idée de (re)mettre tout le monde au travail – de plus en plus tard avec le recul de l’âge de la retraite, mais aussi de plus en plus tôt avec la casse de l’assurance chômage, la volonté de conditionner toujours un peu plus le RSA, la réforme du lycée professionnel, etc. – sans se poser la question de l’utilité et de la pénibilité du travail, cette remise en cause est vertigineuse. Elle doit donc être stoppée, et les territoires sur lesquels elle apparaît dans toute sa vigueur doivent être « récupérés », sous peine d’être (dans la logique gouvernementale) définitivement perdus pour la République.

Deuxième hypothèse : réprimer la remise en cause du système par la défense des territoires

Dans son entretien terrifiant au Journal du Dimanche ce 2 avril 2023, G. Darmanin assure que « plus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays ». Il annonce à cette fin la création d’une « cellule anti-ZAD ».

Qu’importe qu’il n’ait jamais été question d’installer une Zad à Sainte-Soline (pas plus que sur aucun des autres territoires sur lesquels se joue actuellement une lutte). Car la peur panique des Zad est bien l’arrière-plan de la brutale répression qui s’est abattue à Sainte-Soline le 25 mars : il faut à tout prix éviter que des militant·es ne s’installent durablement dans un pré, dans le bocage, dans une forêt ou dans quelque champ que ce soit. Une Zad est dangereuse, aux yeux de l’État, en ce que s’y expérimentent d’autres manières de vivre. On retombe pour partie sur la première hypothèse : ce qui inquiète tant, c’est notamment que l’on puisse produire, consommer (voire remettre en cause les idées mêmes de production et de consommation), s’organiser, vivre sans l’État…

De tels espaces en inspirent d’autres. On y discute, imagine, rêve et s’y organisent d’autres mobilisations… Certaines de ces mobilisations reposent sur la reconnaissance de la « diversité des tactiques » – autrement dit, sur l’idée que chaque approche militante est la bienvenue. La diversité des tactiques n’est ici cependant pas offensive (au contraire des manifestations altermondialistes des années 2000 contre le FMI, l’OMC ou la Banque Mondiale) : il s’agit désormais de défendre un territoire contre un grand projet inutile et destructeur (bassine, aéroport, etc.). Rien ne justifie donc un déploiement de forces de l’ordre aussi massif qu’à Sainte-Soline – sinon la peur panique de la contagion.

Troisième hypothèse : laffrontement de deux mondes – la remise en cause du rapport entre humain·es et autres quhumain·es

Les « saisons » des Soulèvements de la Terre proposent donc un double basculement : les mobilisations s’attaquent à la production (et partant, à la logique même de production) ; ces remises en cause se font à partir de territoires précis, ce qui redéfinit la grammaire des luttes et partant, la géographie des alliances. Ce double basculement vient se nouer sur un point théorique et politique précis : celui du rapport entre humain·es et autres-qu’humain·es,
du rapport à ce qu’il est désormais commun d’appeler « le vivant ». Ce qui terrorise (littéralement) l’État, la FNSEA et les lobbies industriels en tous genres, c’est précisément cela : que soit remise en cause, dans des territoires de plus en plus nombreux, cette distinction « moderne » entre les humain·es et le reste du vivant. L’État s’arc-boute sur la défense de la production industrielle.

Or, cette remise en cause ne se cantonne désormais plus à des cercles assez peu politiques (qu’il s’agisse de pratiques ancrées dans la spiritualité, la contemplation ou des choix très individuels). Elle est désormais portée et amplifiée par des collectifs en lutte, qui puisent dans le répertoire d’action des mouvements du passé et les renouvellent en tissant des alliances inédites – voir à ce sujet le très beau livre Nous ne sommes pas seuls et plus généralement les nombreuses publications de la revue en ligne Terrestres. Emmanuel Macron et son gouvernement ont depuis longtemps choisi de traiter tout problème, toute irruption de l’imprévu (qu’il s’agisse du Covid‑19 ou de la contestation de leurs politiques) sur le registre de la guerre.

L’irruption de revendications qui remettent en cause la ligne de partage entre les humain·es d’un côté et le reste du vivant ne doit, à leurs yeux, pas faire exception. Nous sommes donc bien dans un affrontement entre deux mondes, irréconciliables : l’extraction, la production, l’accaparement des terres, de l’eau et de la force de travail d’un côté ; l’aspiration à une vie « terrestre » de l’autre. Pourtant, interrogé sur la « guerre de l’eau » qui se jouait à Sainte-Soline, Julien Le Guet, porte-parole de la mobilisation expliquait ne pas chercher autre chose que « la paix de l’eau ». Il ne défend pas une paix hallucinée, éthérée, mais parle d’un objectif qui ne sera atteint que par la lutte : « les bassines, c’est juste la brèche dans laquelle on va s’engouffrer pour faire tomber l’agro-industrie ».

Sans doute, cette paix ne pourra advenir qu’une fois que nous serons allés au bout de l’affrontement entre ces mondes. Il est de ce fait fondamental que la gauche parlementaire ne cède pas à la tentation de renvoyer dos-à-dos forces de l’ordre et manifestant·es
violent·es. C’est précisément pour éviter de tomber dans ce piège qu’il est essentiel de continuer à poser la question des choix politiques, industriels, agroalimentaires, qui sous-tendent le soutien du gouvernement aux méga-bassines plutôt que de se laisser enfermer dans un débat sur la question du maintien de l’ordre. Car ces mobilisations portent en elles une transformation bien plus radicale. Refuser de se laisser enfermer dans le piège d’un débat sur le maintien de l’ordre pour, au contraire, élargir la discussion sur les questions de fond est d’autant plus important que nous avons besoin de multiplier les fronts et les luttes, pour en finir avec la destruction du vivant et parvenir à limiter au maximum la catastrophe climatique (en mettant notamment hors d’état de nuire l’industrie fossile et en en finissant une fois pour toute avec l’inaction coupable des États). Nous pourrions alors construire un irrésistible arc de luttes qui allie des mobilisations du type des grandes marches pour le climat aux actions telles que les Soulèvements.

L’actualité récente – les « Soulèvements de Nanterre » comme évoqué par un tag – dans les quartiers populaires suite au meurtre du jeune Nahel, tué par un policier en marge d’un contrôle routier vient évidemment percuter toutes les réflexions sur les stratégies de mobilisation. La question agro-alimentaire est relativement éloignée de ces mobilisations – mais les luttes des habitants des quartiers populaires sont, à certains égards (voir les travaux de Fatima Ouassak notamment) elles aussi des luttes territoriales. Il s’agit, sur un registre différent et autour de questions spécifiques, de poser la question de l’habitabilité du monde : habitabilité des quartiers populaires (face aux violences policières) ; habitabilité autour de la question alimentaire (par la remise en cause du productivisme agricole).