94. Multitudes 94. Printemps 2024
Mineure 94. L’eutopie extraterrestre

Les réunions OVNI des premiers mardis
Un récit d’Amélie Lucas-Gary

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En 2019, j’ai commencé à fréquenter les réunions d’OVNI Paris. Tous les premiers mardis du mois, une personnalité y est invitée à développer un thème dont elle est plus ou moins spécialiste : le 19 septembre dernier, Jonathan Giné venait par exemple présenter ses recherches sur la Cabale et les Ovnis. Des ufologues de tous genres se retrouvent ainsi pour parler abductions, propulsion, Annunaki1, voyages interstellaires, etc.

Mon ami Thomas m’avait souvent parlé de ces réunions qui, disait-il, se déroulaient au Flunch de la Défense ; en réalité ces rendez-vous ont longtemps eu lieu à la cafétéria Casino des Quatre Temps. C’était déjà une promesse et j’étais déçue d’apprendre que les ufologues parisiens se retrouvaient désormais rue Saint-Jacques.

J’ai assisté pour la première fois à l’une de ces réunions, non pas un mardi, mais le vendredi 8 février 2019. Présentée par Jean Librero, elle portait sur l’enlèvement de Pascagoula qui eut lieu en 1973 aux États-Unis. Librero, Pascagoula, ces mots et leurs voyelles finales me paraissaient inventés − le premier était vraisemblablement un pseudonyme. Dans la pièce, ça sentait les huiles essentielles ; l’ambiance était familiale, les gens se parlaient comme des amis, c’était accueillant.

Le président de l’association, Patrice Galacteros (une promesse aussi), a introduit la conférence en faisant un point sur ce qu’il appelait « l’actualité OVNI » dans le monde : de l’exploration de la face cachée de la Lune par les Chinois à la photographie d’une soucoupe volante prise par le pilote d’un vol en Russie, en passant par les momies et le passage d’une météorite. Puis Jean Librero, le conférencier, nous a présenté le cas d’abduction de Pascagoula au Mississippi : en 1973, deux ouvriers des chantiers navals Ingalls, Charles Hickson et Calvin Parker, pêchaient à l’embouchure de la rivière quand ils ont vu un étrange vaisseau clignotant s’approcher. Trois extraterrestres humanoïdes sont alors sortis de la soucoupe, pour forcer les deux ouvriers à monter à bord et leur faire subir des expérimentations médicales. Alors que Jean Librero racontait, la tension montait dans l’assistance : un participant s’agaçait du manque de logique de l’exposé. Une femme un peu démente l’interrompait, lui reprochant de ne pas parler de l’essentiel − le but des extraterrestres. Jean était dans tous ses états : il craignait d’être traité de fou, ou de voir la réunion phagocytée par de virulents sceptiques − c’est le grand danger de ces rendez-vous. Quant à la démente au fond de la salle, elle a achevé de s’emporter en voyant le président de l’association prendre des photos de l’auditoire. Elle s’est levée, lui criant que la loi ne l’autorisait pas à faire ça, et elle a fini par être gentiment expulsée.

Jean a alors annoncé qu’un rendez-vous était prévu quelques minutes plus tard, sur Skype, avec Calvin Parker, l’une des deux victimes de l’abduction, âgé de 19 ans en 1973. C’était une surprise, et ça a été vraiment incroyable de voir surgir sur l’écran ce vieux monsieur. Celui qui avait vécu une expérience de missing time presque cinquante ans auparavant apparaissait là sous nos yeux, assis à des milliers de kilomètres. L’échange a très vite été embrouillé par l’accent du Mississippi, le délai de traduction, le brouhaha dans l’assistance, et le décalage lié à la connexion. Calvin évoquait une deuxième abduction survenue en 1993, quand l’intervieweur parlait de celle de 1973. L’auditoire était perdu, le vieillard confus, et Jean, à bout de nerfs, a mis un terme très soudain à la conversation et à la réunion. À la sortie de la salle, la démente expulsée expliquait qu’étant scientifique de profession, elle ne souhaitait pas être vue dans ce « genre d’endroit ».

Cette réunion fut la plus spectaculaire de toutes celles auxquelles j’ai assisté, et par la suite, j’ai espéré atteindre à nouveau une telle intensité dramatique. Ce n’est pas arrivé, mais tous ces rendez-vous ont constitué pour moi un sas entre le réel et la fiction : les gens étaient bien là, ils existaient, sincères, mais dans les discours et les documents, quelque chose d’un autre ordre affleurait.

Je m’intéresse dans mes romans à la frontière entre le réel et l’imaginaire. J’aime créer un espace où la réalité la plus prosaïque tutoie la fiction fantaisiste, où le passé point dans le présent, où le futur s’annonce, et je trouvais dans ces réunions un dispositif propice à cette porosité. Je me rendais à OVNI Paris un peu comme à une séance de spiritisme, avec l’espoir d’une irruption violente de l’inexpliqué au plus près de nous dans le réel.

Si j’étais allée rue Saint-Jacques, c’était au départ simplement pour mieux connaître la question OVNI et le milieu des ufologues pour un roman en cours. J’ai parfois besoin pour écrire d’une documentation : un socle qui n’apparaît pas dans le texte, mais permet d’échafauder un récit crédible. Il s’agit avant tout de croire moi-même à ce que j’invente.

Le réel constitue un terrain commun à partir duquel balader le lecteur : faire des incursions dans la fiction et entretenir le trouble. Les réunions OVNI offrent ce point de bascule entre le présent et le possible. Dans cette salle close de la Maison des mines, sont convoqués des centaines de fantasmes et de faits en suspens, qui n’ont pu être vérifiés et ne sont pas remis en question : un petit théâtre de l’ambiguïté après lequel je cours dans l’écriture et la forme des histoires que j’invente.

J’aime lire des récits, des expériences vécues, accéder aux pensées de mes contemporains, et la plupart des fictions me paraissent artificielles. J’en suis toute retournée car j’ai longtemps jugé cela bien inférieur aux œuvres d’imagination. C’est l’époque telle qu’elle va qui veut ça : le présent nous convoque à regarder où on est, ce qu’on fait, ce qu’on a. Et l’endroit vers lequel décoller qui me paraît le plus acceptable − à la fois digne d’intérêt et moralement envisageable étant donné l’état du monde − c’est cet ailleurs ufologique, parce que la fiction est nécessaire pour le considérer.

Dans le film Contact de Robert Zemeckis, le personnage joué par Jodie Foster visite une civilisation extraterrestre. Devant le spectacle que lui offre ce monde, cette beauté, elle déclare qu’il aurait mieux valu envoyer un poète. Ce qui m’intéresse dans l’hypothèse OVNI, c’est la liberté qu’elle procure au langage, tout en fournissant un contexte tangible et souple : l’espace infini. En réfléchissant un peu, en se renseignant, il est possible d’inventer quelque chose d’irréfutable. Qu’on ne puisse pas balayer d’un revers de main en disant : foutaise, c’est n’importe quoi, c’est faux. En termes de vie extraterrestre tout est encore à envisager puisqu’on ne sait rien.

Il est toujours possible de prouver qu’une chose existe, mais il est extrêmement complexe, voire impossible de démontrer qu’elle n’existe pas. On n’a en effet peut-être simplement pas encore les yeux pour voir, les outils pour détecter, le savoir pour reconnaître. Les possibles ufologiques sont multiples, délirants, exotiques. On peut divaguer à ce sujet, sans raconter n’importe quoi, sans aller à l’encontre du réel, sans blesser la morale de nos contemporains qui refusent qu’on déroge à la loi du présent.

La formidable dimension fictionnelle des récits ufologiques m’a plutôt embarrassée jusqu’à présent, et je n’ai pas encore achevé d’écrire ce roman, mais je referme à l’instant Conquest de Nina Allan2, en pensant avoir enfin lu le texte trouble auquel j’aspirais. Le personnage de Franck, mi-fou mi-génie, y pense sans virgule, traduisant la confusion ressentie face aux témoins d’apparitions inexpliquées : « Les mots étaient glissants. Contrairement au code ou à la musique qui doivent être parfaitement restitués sinon ils ne fonctionnent pas ».

1Les Anunnaki sont des dieux de la mythologie mésopotamienne. Aujourdhui, les tenants de la théorie des « anciens astronautes » pensent quil sagissait en réalité dextraterrestres, venus à lAntiquité apporter leur savoir à la Terre.

2Nina Allan, Conquest, Tritram, trad. Bernard Sigaud, 2023.