93. Multitudes 93. Hiver 2023
Majeure 93. Communs négatifs

Les communs négatifs entre féralité et remantèlement

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La notion de « commun négatif » est l’une des propositions les plus importantes de notre époque. Elle permet d’identifier assez précisément une série de problèmes qui constituent des nœuds d’ambivalences proprement tragiques, dont le drame peut s’exprimer en une formule à la fois évidente et vertigineuse : qu’on prenne pour exemple les centrales nucléaires, l’agro-industrie, les plateformes numériques ou la finance globalisée, dans tous les cas, les communs négatifs nourrissent nos vies en même temps quils pourrissent nos milieux de vie. Qu’ils alimentent nos maisons en lumière, nos ventres en calories, nos ordinateurs en données ou nos constructions en investissements, ce sont les mêmes flux qui nourrissent nos existences à la petite semaine et qui rendent nos environnements (physiologiquement, socialement ou psychiquement) inhabitables à plus long terme. La question centrale que pose « l’écologie du démantèlement » promue par Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin1 en conséquence de leur définition des communs négatifs est donc elle aussi à la fois simple et abyssale : comment, sans nous effondrer, couper la branche sur laquelle nos sociétés ont assis leur prospérité fragile, inégale et suicidaire ? Ce bref article proposera de faire résonner les communs négatifs avec deux notions mitoyennes, en espérant contribuer ainsi à la réflexion collective qui traverse ce numéro de Multitudes – celle de féralité et celle de remantèlement.

La féralité et ses facteurs de basculement

Feral Atlas. The More-Than-Human Anthropocene est un site web publiant les résultats d’un projet collectif conçu et édité par Anna L. Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou2. Il invite ses lecteur·ices à « explorer les mondes écologiques créés lorsque des entités non humaines s’enchevêtrent avec des projets d’infrastructures humaines », leur enchevêtrement donnant lieu à des « écologies férales, c’est-à-dire à des écologies qui ont été encouragées par des infrastructures construites par l’homme, mais qui se sont développées et répandues au-delà du contrôle humain. Ces effets infrastructurels, selon le Feral Atlas, constituent l’Anthropocène ».

Le site présente la production multimédia d’un large éventail de recherches sous la forme de poèmes vidéo, de dessins, de documentaires audiovisuels, de textes explicatifs, qui retracent quelques-unes des façons dont les infrastructures techniques mises en place par le capitalisme globalisé ont entraîné des effets secondaires involontaires, avec des conséquences écocidaires. La notion de féralité identifie ainsi une grande diversité de comportements néfastes, toxiques et ravageurs, que nous serions tentés de qualifier de « sauvages » et « brutaux » (selon l’étymologie latine de ferus), alors qu’ils résultent en réalité des développements techniques de la « civilisation » occidentale.

« Les qualités férales sont des façons qu’ont différentes entités de s’accorder avec les infrastructures. […] En commençant par l’accordage [attunement] entre une infrastructure et une entité devenant la source d’une propagation incontrôlée, les chercheur·euses pourraient s’habituer à l’idée que les humains et les non-humains sont également impliqués dans l’(auto-)transformation de l’histoire et de l’écologie du monde. […] La plupart des études sur les infrastructures se sont concentrées sur ce que les appareils peuvent faire – ou, au contraire, sur ce qui bloque ou entrave leur fonction. Le Feral Atlas s’interroge plutôt sur les effets non-intentionnels [non-designed] des infrastructures. Pour comprendre comment les infrastructures font l’Anthropocène, les analystes doivent aller au-delà de ce que les infrastructures sont censées faire, pour voir d’autres choses qu’elles font aussi, même si cela ne faisait pas partie de leur planification [planning]. Le changement climatique est un effet non-intentionnel des usines, des centrales électriques et des moteurs à combustion fonctionnant aux combustibles fossiles, par exemple3. »

Afin de cartographier les féralités prévalentes déclenchées par les infrastructures capitalistes (bien différentes des « dommages collatéraux » localisés ou des « externalités négatives » comptabilisables dans une évaluation élargie des « coûts et bénéfices »4), le Feral Atlas propose une méthodologie d’investigation articulée autour de quatre « détonateurs »
(INVASION, EMPIRE, CAPITAL, ACCÉLÉRATION) et de huit « facteurs de basculements » (tippers), qui sont autant de ressorts à prendre en compte dans l’analyse des communs négatifs :

« Pour montrer comment les infrastructures créent des changements d’état, le Feral Atlas commence par le type de travail pour lequel elles sont conçues. Nous posons la question suivante : dans le cadre de ce travail, quels écarts [gaps] et quelles failles [rifts] apparaissent dans l’état des choses ? Qu’est-ce qui disparaît ? Qu’est-ce qui prolifère ? Nous commençons par huit monosyllabes qui correspondent à des mots-racines de la langue anglaise et qui structurent donc l’expérience des anglophones : Take, Grid, Crowd, Pipe, Smooth/Speed, Burn, Dump. Considérés comme des verbes, ils décrivent ce que les gens – et les infrastructures – font. En classant les infrastructures en fonction de ces verbes, nous souhaitons mettre en évidence les failles qui peuvent apparaître lorsque les modes opératoires de l’empire et de l’industrie prennent le pas sur d’autres façons de faire5. »

Take (prendre) – La féralité résulte du besoin – proprement « extractiviste » – de prendre ce qu’on a identifié dans nos environnements comme des ressources à exploiter. Or, tout comme les conquistadores ont emporté avec eux les germes de la variole qui ont tué des millions de personnes à travers l’océan, de même ces opérations d’accaparement « emportent » (take) avec elles des germes et des effets non-intentionnels qui se répandent et se propagent de manière incontrôlée.

Grid (quadriller) – Le monde n’est transformé en ressources que par les opérations (de plus en plus numérisées) de grilles d’analyse et de classement, qui simplifient drastiquement (et souvent cruellement) les réalités colonisées pour les réduire (souvent violemment) aux calculs d’optimisation de leur exploitation (au profit de certains humains et aux dépens d’autres humains et autres-qu’humains).

Crowd (multiplier) – L’extractivime tend à « empaqueter [packing] des choses ou des gens pour faire avancer ses programmes politiques, économiques ou scientifiques ». Selon le modèle de la plantation et de l’usine, il multiplie au maximum (jusqu’au point de saturation, et souvent au-delà) les quantités d’opérateurs, de facteurs de production, de marchandises générées qu’il peut faire tenir dans le plus petit espace possible.

Pipe (entuyauter) – « La gestion centralisée de l’eau a joué un rôle clé dans la colonisation », au point d’emblématiser la mise en tuyau de tout et n’importe quoi à l’âge des flux globaux de financement et de marchandisation. De la chaîne de montage et de l’extraction de pétrole à la conteneurisation, et jusqu’à la conception des parcours de l’éducation « professionnalisante », le pipeline est à considérer comme un agent crucial de féralisation.

Smooth/Speed (lisser/accélérer) – Puisque tous ces flux doivent circuler aussi rapidement que possible dans des tuyaux aussi lisses que possible, le Feral Atlas nous invite à considérer que « les qualités physiques et les rythmes temporels des infrastructures » reposent « sur la fabrication de surfaces artificielles lisses et sur l’accélération coordonnée d’un processus après l’autre », avec pour conséquence d’abraser (violemment) tout relief qui pourrait opposer résistance à ce lissage et à cette accélération – même si ces reliefs sont par ailleurs essentiels au maintien de certaines formes de vie et de certains habitats.

Burn (brûler) – Ce sont les conséquences férales de « la combustion des combustibles fossiles à l’échelle industrielle [qui ont] modifié la dynamique du cycle planétaire du carbone, changeant ainsi le climat de la Terre ». Mais plus largement, le capitalisme tend à consumer tout ce qu’il accapare pour nous faire consommer ce qui maximise les profits (forêts, muscles, systèmes nerveux).

Dump (jeter) – C’est sans doute par les déchets rejetés aux quatre coins de la planète que la féralité de nos infrastructures apparaît le plus scandaleusement (décharges plus ou moins « sauvages », mais aussi CO2 dans l’atmosphère, engrais ou pesticides dans les cours d’eau, plastique dans les océans). Hautement sélectifs et inégaux pour les populations humaines et autres qu’humaines qui en subissent les dommages, les « effets féraux résultant d’une convergence de toxicité et de discrimination socio-environnementale sont la marque de fabrique du Dump ».

Infrastructures de soustraction

La notion de féralité esquisse un pont suggestif entre les anciennes critiques du « capitalisme sauvage » et les dénonciations plus récentes d’une toxicité propre à la colonisation/modernisation/occidentalisation techno-scientifique. Prenant en diagonale l’opposition entre nature (sauvage) et culture (civilisée), la féralité permet de repérer et d’analyser des dynamiques écocidaires dans lesquelles les infrastructures techniques mises en place par une certaine civilisation déclenchent des proliférations à la fois artificielles (puisque causées par ces infrastructures) et naturelles (puisque spontanées, non-designed) transformant dramatiquement nos environnements, au point de les rendre inhabitables pour les espèces (humaines et autres qu’humaines) qui y subsistaient. Les études menées en termes de féralité aident donc à comprendre les causalités croisées (voire enchevêtrées) à travers lesquelles les infrastructures qui nous nourrissent pourrissent nos habitats.

Ce faisant, la notion de féralité renverse subtilement les conceptions modernes de l’Histoire. Au lieu de faire de « la civilisation » un processus conduisant linéairement de la sauvagerie brutale à la civilité pacifiée (selon des rythmes et avec des heurts variables), elle met à jour des nœuds complexes où la brutalité sauvage peut résulter de certains artifices de maîtrise technique ou réglementaire. Mais plus fondamentalement, elle affole aussi bien les boussoles de la foi techno-solutionnistes (appelant toujours à accélérer le progrès) que celles des nostalgies écologistes (prônant un retour à la nature). C’est bien une certaine « nature » qui prolifère avec les algues vertes de Bretagne, même si c’est sous l’effet féral d’une agro-industrie parfaitement artificielle.

Ce mouvement de déboussolement de la flèche du temps et du curseur des valeurs est parallèle à celui qu’apporte l’écologie du démantèlement. Au lieu de garder les yeux rivés sur le futur, en direction d’une « innovation » synonyme de progrès, au lieu d’attendre les techno-solutions promises par l’ouverture de nouvelles usines (« vertes »), elle nous invite à considérer notre présent du point de vue des infrastructures que nous héritons du passé et que nous devons apprendre à fermer. Elle aussi brouille les cartes. On ne saurait choisir simpl(ist)ement entre le progrès technique et le retour à la nature, entre l’industrie et la ZAD : tout le problème consiste à discriminer finement – au sein des artifices industriels comme au sein des spontanéités naturelles – entre ce dont nous avons besoin pour nourrir des formes de vie que nous chérissons et ce que nous devons respecter pour endiguer le pourrissement de nos milieux de vie.

L’identification des huit facteurs de basculements féraux a pour vocation d’aider ce difficile travail de distinction. La frustrante complexité de l’écologie du démantèlement vient de ce qu’elle interdit toute solution simpl(ist)e : on ne peut pas simplement détruire, abolir, rejeter, oublier ou ignorer un commun négatif tel qu’une centrale nucléaire. Aussi opposé soit-on à sa construction et à son fonctionnement, une fois qu’elle a commencé à produire de l’électricité et des déchets contaminés, on n’a pas d’autre choix que de se coltiner ses effets de féralité. Non seulement on devient dépendant du courant dont elle approvisionne nos appareils techniques, mais les Terrestres se trouvent chargé∙es du soin des contaminations radioactives qui en émanent, en émaneront et en émaneront encore (naturellement) dans des centaines de milliers d’années.

Quelle que soit la colère qui puisse nous animer, le démantèlement d’une centrale nucléaire (comme le sauvetage de banques too big to fail) doit faire l’objet de soins attentionnés (sinon amoureux) – parce qu’une brutalité supplémentaire ne ferait qu’exacerber la féralité. L’écologie du démantèlement demande donc un travail de curation. Ceci est à entendre au triple sens d’un curetage des écuries d’Augias héritées du capitalisme extractiviste, d’un traitement curatif qui doit veiller à ne pas tuer le patient en éradiquant la maladie, et d’une attention artistique envers une opération toujours singulière, hasardeuse et créative. Le plus important est toutefois à situer dans un quatrième sens de la curation, celui d’une curatelle qu’il faut imposer par tous les moyens nécessaires aux facteurs identifiés (grâce au repérage des tippers) comme responsables des effets de féralité.

Une écologie du démantèlement a donc besoin de mettre en place ce que l’on pourrait appeler des infrastructures de soustraction. Puisqu’il ne suffit pas de cadenasser les réacteurs ou de pendre les traders pour se débarrasser de la féralité des centrales nucléaires et de la finance, et puisque ces communs négatifs nous nourrissent en même temps qu’ils pourrissent nos milieux de vie, la curation à visée de démantèlement implique la construction d’infrastructures originales, destinées à assurer la soustraction (aussi indolore que possible) des facteurs de féralité. Tout un appareillage de contournements, de court-circuitages, de perfusions, de substitution, de re-médiation demande encore largement à être imaginé, inventé, bricolé, expérimenté, implémenté.

C’est précisément au titre d’une telle infrastructure de soustraction que le revenu universel mérite d’être promu. Seules nos autruches politiciennes ne veulent pas voir que de larges secteurs de nos économies (publicité, production d’emballages, agrochimie) devront être « fermés » (ou drastiquement réduits en taille) – et cela du fait de leur bilan écologique négatif, bien davantage que du fait de la compétition des IA. Nous nous leurrons collectivement en continuant à les soutenir (parfois à force de subventions publiques, comme dans le cas des SUV électriques), en défendant leurs mérites en termes d’emplois. Même si la fonction socialisante d’un emploi dépasse bien entendu largement son seul revenu monétaire, l’introduction d’un revenu universel établi à un niveau élevé (comparable au smic) construirait une infrastructure sociale permettant d’opérer beaucoup moins douloureusement la soustraction nécessaire de telles productions à haut impact féral, en attendant et en favorisant leur reconversion vers d’autres formes d’activités.

Mantèlement, démantèlement, remantèlement

Dans le cadre d’une écologie du démantèlement, cette fonction transitionnelle – davantage encore que transitoire – des infrastructures de soustraction peut s’éclairer des dynamiques mises à jour par les neurosciences et la psychanalyse à travers la triade mantèlement/démantèlement/remantèlement dans le développement du psychisme individuel :

« Au départ, le bébé perçoit et ressent les différentes perceptions sensitivo-
sensorielles qui proviennent de la mère – telles que l’odeur, le goût du lait, la chaleur, etc. – comme séparées. Lorsqu’un travail de mantèlement commence à se mettre en place dans des moments privilégiés d’interaction avec la maman (par exemple, pendant le moment de la tétée), le bébé pourra percevoir ces différentes perceptions sensitivo-
sensorielles comme reliées entre elles et comme si elles faisaient partie d’un tout.
Bernard Golse a relié ce travail de mantèlement à la notion issue des neurosciences appelée co-modalité qui désigne le processus de rassemblement des différentes perceptions émanant de l’objet que le cerveau opère pour former un ensemble cohérent6. »

Ce processus d’intégration de différentes sensations au sein d’une perception multi-dimensionnelle des objets composant notre monde peut toutefois être entravé, voire renversé, dans certaines circonstances traumatiques. Le mantèlement, qui à la fois coalesce notre monde perceptif en objets extérieurs et complexifie ces objets en leur associant diverses dimensions, fait alors place à un processus de démantèlement :

« Le concept de démantèlement, décrit par D. Meltzer […], désigne un mécanisme qui permet à l’enfant de cliver le mode de ses sensations selon l’axe des différentes sensorialités, afin d’échapper au vécu submergeant d’un stimulus sollicitant sinon, d’emblée et de manière permanente, ses cinq sens simultanément (ceci étant vraisemblable pour les enfants autistes, mais plausible également pour les bébés
normaux dont le fonctionnement passe, on le sait maintenant, par un certain nombre de mécanismes autistiques transitoires). Il s’agit donc d’un processus de type inter-
sensoriel dont l’inverse, le mantèlement, permet au contraire à l’enfant de commencer à percevoir qu’il existe une source commune de ses différentes sensations qui lui est extérieure (noyau d’intersubjectivité primaire) et c’est, bien évidemment, la mise en jeu du couple mantèlement/démantèlement qui s’avère ici essentielle7. »

Face aux difficultés relationnelles rencontrées par des personnes qualifiées d’« autistes », du fait d’un blocage des processus de mantèlement et d’une régression défensive vers les dissociations du démantèlement, certains thérapeutes conçoivent leur intervention comme relevant d’une activité de remantèlement. Face à Luc, qui vivait initialement toute parole dirigée vers lui comme une violence potentiellement dévoratrice, une soignante apprend à n’apporter que sa « simple présence attentive » qui « dans un cadre transférentiel construisait un pare-excitation à ses ressentis trop intenses et favorisait un remantèlement en reliant ses ressentis8 ». Laurence Barrer résume ainsi les fonctions du remantèlement dans une démarche psychothérapeutique d’orientation psychanalytique : « réorganiser et relier les expériences sensorielles captées par les différents sens en une expérience intégrative consensuelle ; permettre la relance du travail de liaison entre les traces originaires pictogrammiques qui correspondent à un même type d’expérience à travers le lien à l’autre ; investir l’expérience sans être trop confronté à des angoisses de néantisation9. »

Vers une écologie du remantèlement ?

Tout en mesurant la fumisterie inhérente au geste de projeter sur un développement collectif une certaine image (discutable par elle-même) du développement du psychisme individuel, il est tentant d’explorer les vertus (limitées) d’une analogie projetant ce modèle psychanalytique sur nos problèmes écologiques contemporains. Cela nous inviterait à décrire ces derniers de la façon suivante.

Notre activité collective de mantèlement des sensations provenant de nos milieux de vie s’est interrompue à un stade qui pouvait peut-être suffire à une société agraire, mais qui est dramatiquement insuffisante dans le cadre d’une société intensément industrialisée. Notre découverte tardive (et nostalgique) des vertus des croyances aux diverses
« Pachamama » des religions dites « primitives » nous fait sentir à quel point nous sommes dans la position de l’enfant qui recevrait du lait, de la chaleur, des regards, des paroles, de l’attention et du soutien, sans être capable d’intégrer ces expériences dans l’image synthétique d’une « mère ». Notre attention (techno-scientifique) à nos environnements est indissociablement
morcelante et extractiviste, en ce qu’elle isole des pans de réalité qu’elle fait relever de « disciplines » séparées entre elles, pour en extraire des figures quantifiables (identifiables, grammatisables) à des fins instrumentales d’exploitation10.

Notre vertigineux désarroi civilisationnel de ce début de XXIe siècle tient à ce que nous percevons avec de plus en plus d’angoisse (« éco-anxiété ») les multiples formes de féralités que nos infrastructures génèrent dans nos environnements, faute de concevoir, d’imaginer et de prendre en compte les liens qui unissent en fait les différentes dimensions de nos milieux de vie que nos disciplines scientifiques ont efficacement mais indûment séparées en silos isolés. L’extractivisme (moderne, industriel, capitaliste, impérialiste) est psychotique en ce sens qu’il nous empêche de construire des infrastructures techniques et subjectives accordées aux réalités et aux besoins des autres espèces, dont la co-habitation co-anime et co-produit nos milieux de vie. Selon l’analogie (simpliste et trompeuse, mais peut-être éclairante) proposée ici, nous nous comportons comme un bébé qui sucerait le lait maternel tout en griffant le sein jusqu’au sang, faute de pouvoir « manteler », au sein d’une image perceptive intégrative, les sensations multimodales que sont les cris de la mère, le plaisir de téter, le réconfort du toucher et la rassurance du soutien.

Bernard Golse insiste sur le fait que cette intégration de sensations séparées passe aussi par une segmentation qui reconnaît et apprivoise une certaine rythmicité dynamique des flux venant de la figure maternelle : le sein n’est pas toujours source de lait, le visage n’est pas toujours souriant, comme les bras ne sont pas toujours disponibles pour assurer un portage rassurant. « On peut faire l’hypothèse d’un équilibre nécessaire entre, d’une part, le couple dialectique mantèlement-démantèlement (mécanisme inter-sensoriel) et le phénomène de segmentation des sensations (mécanisme intra-sensoriel), puisque seule une segmentation des différents flux sensoriels selon des rythmes compatibles permet le mantèlement des sensations, et donc l’accès à l’intersubjectivité11. » En brûlant en deux siècles des réserves de carbone constituées durant des millions d’années, en traversant les océans pour aller passer un week-end au soleil, en nous trouvant sommé·es de réagir en temps réels à des sollicitations provenant de toute la planète, nous avons segmenté nos activités selon des rythmes incompatibles avec la co-habitabilité de la planète Terre, comme avec la maintenance d’une subjectivité responsable.

Les huit tippers définis par le Feral Atlas désignent quelques-uns des ressorts qui ont causé ces arythmies et ces morcellements écocidaires. Ils nous aident ainsi à démanteler ce qui démantèle notre perception de nos milieux de vie. Recadrer ce travail sous l’égide d’une écologie du remantèlement sollicite la solidarité entre le besoin de fermer certaines infrastructures, dont nous héritons comme de communs négatifs, et le besoin de nous protéger des effets potentiellement traumatiques du démantèlement à opérer.

Un tel remantèlement n’est pas à comprendre comme un retour à un équilibre originel et désormais perdu : de même que l’enfant doit apprendre à manteler ses impressions sensorielles pour construire l’image de personnes singulières dont nul ne saurait prédire les comportements, de même devons-nous – chacun, chacune et ensemble – apprendre à manteler les enchevêtrements multiples et inédits qui constituent nos vies (en majorité urbaines) suspendues à des infrastructures techniques absolument sans précédent dans l’histoire humaine.

En nous enjoignant à « re-specter » notre environnement – c’est-à-dire à y regarder (-spectare) à deux fois (re-) avant de songer à l’instrumentaliser – une écologie du remantèlement se donne pour tâche de tisser (et parfois de ravauder) le manteau doublement protecteur dont dépendent nos existences exposées à la fois à la féralité de nos infrastructures devenues des communs négatifs et aux difficultés causées par le nécessaire démantèlement de ces infrastructures qui ne nourrissent notre présent qu’en hypothéquant l’avenir. Parce qu’il s’agit d’infrastructures (et non seulement de comportements individuels), parce que ces infrastructures relèvent désormais souvent d’échelles continentales, et parce que nous ne pouvons que sentir la disproportion paralysante entre nos puissances d’agir individuelles et les défis planétaires, il n’y a pas à s’étonner que nos subjectivités se trouvent assaillies par « des angoisses de néantisation ». Pour leur faire face, nous n’avons d’autre choix qu’un travail de remantèlement, défini par l’ambition – éminemment politique – de « réorganiser et relier nos expériences [personnelles] en une expérience intégrative consensuelle ».

1Alexandre Monnin, Diego Landivar & Emmanuel Bonnet, Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021.

2https://feralatlas.org, a Stanford Digital Project.

3https://feralatlas.supdigital.org/?cd=true&bdtext=how-to-read-feral-atlas

4Sur ces questions, voir Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La fabrique, 2018, p. 157-201.

5https://feralatlas.supdigital.org/index?text=tippers-modes-of-infrastructure-mediated-state-change&ttype=essay&cd=true

6Serafino Malaguarnera, Dictionnaire de neuropsychanalyse, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2016, p. 123-124.

7Bernard Golse, « L’autisme infantile entre neurosciences et psychanalyse », Figures de la psychanalyse, Toulouse, Érès, no 31, 2016/1, p. 126. La référence principale est ici Donald Meltzer, « La psychologie des états autistiques et de létat mental post-autistique » (1975) in Explorations dans le monde de lautisme, Paris, Payot, 1980.

8Nathalie Barabé & Chantal Lheureux-Davidse, « La question de la réversibilité du démantèlement chez un adulte autiste », Cliniques méditerranéennes, no 70, 2004/2, Toulouse, Érès, p. 300.

9Laurence Barrer, « Le mécanisme de défense de démantèlement dans lautisme. Transformation et co-création du lien intersubjectif en psychothérapie de lenfant », 2014, DOI :10.13140/RG.2.1.3862.3843.

10Je renvoie sur ce point à mon article « Attentions collapsonautes », publié sous le titre de « Discours collapsologues et attitudes collapsonautes » par la revue Politiques et Sociétés, Volume 42, numéro 3, 2023, et disponible en libre accès sur www.yvescitton.net/wp-content/uploads/2023/03/Citton-AttentionCollapsonaute-2021.pdf

11Bernard Golse, « L’autisme infantile… », art. cit, p. 128.