Le territoire – le mot, le concept et la chose, s’est tellement imposé depuis un demi-siècle, au singulier et au pluriel que l’on en oublie qu’il a une vogue récente et une histoire ancienne. Ce n’est en effet que depuis les années 1980 que le ou les territoires se sont répandus dans les préoccupations des sciences sociales et du monde politique. Auparavant, on parlait de l’espace, des lieux, des régions ou, au singulier, du pays de…, du département de, de la commune de ou de la ville de. La décentralisation, la montée de la préoccupation environnementale, patrimoniale et paysagère, le développement du tourisme, ont fait fleurir les usages du territoire comme vocable et comme idée, au point qu’il s’est vidé de son sens.

Depuis la réincorporation de l’Alsace-Lorraine dans le sol français et la perte de l’Algérie, on en avait oublié que le territoire était une conquête, que les États-nations, définis par un peuple et par un territoire, n’étaient qu’une forme socio-spatiale tardive et peut-être provisoire, en tout cas soumise à historicité. Quant à l’aménagement du territoire, n’était-il pas, au milieu du XXe siècle, l’expression de l’achèvement institutionnel d’un processus initié depuis longtemps ? La fin d’une époque, donc, plutôt que l’initiation d’une autre. Pourtant, on ne cesse de consolider les territoires, d’en créer de nouveaux et de remettre sur le métier l’ouvrage de la réforme territoriale. Alors fièvre ou atonie territoriale ? Faire retour sur les principes de la construction territoriale à la française, identifier les usages du territoire peut permettre de comprendre la résistance du modèle à l’heure où certains le voient frappé d’obsolescence.

La résistance d’un ordre territorial

La solidité du modèle territorial français, qui s’est exporté en Europe et dans les territoires colonisés au XIXe et XXe siècle, tient à la fois à des raisons communes à la construction des États-nations et à des conditions françaises particulières. Selon le schéma westphalien décrit par Bertrand Badie en 2013, le principe de territorialité se développe à partir du Moyen Âge, puis plus nettement à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, pour régler les relations internationales. Les frontières sont progressivement linéarisées et la souveraineté des États s’exprime par le contrôle de l’espace, aussi bien dans son enveloppe extérieure que dans son étendue interne, dans un souci de couverture totale du domaine approprié. Le fondement du pouvoir, qui se manifestait auparavant par des relations d’allégeance ou de domination sur des sujets, se matérialise de plus en plus en plus nettement par la maîtrise du territoire. En France, un geste fort a précipité cette évolution. Sous la Révolution, la désorganisation sociale et l’esprit réformateur créent les conditions favorables à l’établissement d’un ordre territorial : ce dernier est le support et le moyen de la (re)-construction de la société après l’abolition des ordres et des corporations. En encastrant le principe de la citoyenneté dans la résidence et la propriété, les révolutionnaires imposent une définition territoriale et non plus personnelle de l’individu politique. Ils créent un système représentatif proportionnel au territoire électoral, la population et l’impôt ne venant qu’en critères secondaires de représentation, le désert des landes de Gascogne ayant autant de droit au mandat que les étendues populeuses du nord de la France.

Le département et sa subdivision en communes, cantons et districts (puis arrondissements) est le module de cette nouvelle organisation, promise, dans sa forme, à un long avenir. Il est aussi la base de l’administration territoriale censée produire l’uniformité et la régularité administrative. Pour qui s’interroge sur la longévité de cette structure, il faut avoir à l’esprit cette étonnante spécificité française que constitue l’homologie entre système électif et système administratif, dont les matrices sont la commune et le département. Le territoire était ainsi le garant de l’égalité de la représentation citoyenne du point de vue géographique et de l’égalité de desserte et de contrôle administratifs. Par ailleurs, la commune et le département deviendront les espaces de désignation des représentants locaux (conseillers municipaux et conseillers généraux), tout comme des représentants nationaux (députés, sénateurs). Enfin, si les territoires départementaux ont été incarnés par des figures de la déconcentration comme les préfets, ils sont devenus l’un des territoires d’expression de la décentralisation et de l’administration locale élue à partir de 1982. Cette imbrication des territoires politiques et administratifs ainsi que des échelles, les territoires micro-locaux étant les cellules de base des territoires locaux et du territoire national, est à coup sûr l’une des raisons de la solidité du dispositif et de sa résilience dans le temps. On peut expliquer ainsi la difficulté des réformes qui s’attaquent à la structure : car toucher à l’architecture administrative suscite automatiquement la réaction du monde des partis et des élus, étroitement dépendant des mêmes circonscriptions et des mêmes filières de pouvoir, entre le bas et le haut.

Une autre raison de la résistance du système réside dans sa matérialisation géographique et dans son incarnation sociale. Le département et ses subdivisions, notamment le canton et la commune ont cristallisé l’armature urbaine peu hiérarchisée de la fin du XVIIIe siècle : villages, bourgs petites villes, villes moyennes ont été favorisées et le principe des relations entre villes et campagnes préservé. Les villes les plus grandes, Paris, déjà dénoncée pour son hypertrophie, mais aussi Lyon ou Marseille redoutées pour leur concentration de population et leur domination sur les territoires environnants ont été renfermées dans un petit périmètre ou englobées dans un département. Le pouvoir des élites locales, petits ou grands notables urbains, s’est maintenu dans ce semis urbain. Les figures du maire, du conseiller général, du député-maire et du sénateur-maire ont animé la vie politique et construit avec les préfets les relations croisées bien décrites par Pierre Grémion1. Le département et la commune, matrice de l’ensemble des pratiques sociales et de l’imaginaire géographique ont été appropriés par les habitants. Renforcés par la décentralisation, ils sont restés familiers dans les consciences, notamment parce que personne n’ignore que le RSA, l’APA ou autres prestations sociales sont gérées par le département, les permis de construire attribués par la municipalité, la cantine scolaire ou l’état civil gérés par la mairie. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les capitales régionales ont émergé avec la révolution industrielle et le développement des communications. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que les départements et leurs subdivisions sont devenus invisibles dans les zones urbaines denses et les métropoles.

Deux tandems :
la guerre des gabarits

Ainsi, de longue date, le tandem commune-département a montré son efficacité tant politique qu’administrative. Mais de longue date, il a aussi été débordé et critiqué au nom et en vue d’un tandem plus pertinent : l’intercommunalité-région. Il reste à interroger les fondements de cette pertinence. Être régionaliste fut souvent s’opposer au régime en place, supporté par les organes du pouvoir centralisé et périphérique. Nostalgique et conservateur avec les ultra royalistes puis avec Maurras, le régionalisme a pu être libéral sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, radical et républicain plus tard. Longtemps associé à la droite, il a accompagné dans les années 1960-1970 le mouvement autogestionnaire de gauche2 puis a finalement fait consensus avec la décentralisation.

La prétendue fonctionnalité de la région au regard des évolutions économiques et techniques est un autre registre de légitimité. Trop petits furent jugés les départements, plus grandes et mieux accordées à l’accroissement de la mobilité et des flux de la production sont considérées les régions dès le dernier quart du XIXe siècle. Quant aux 36 000 communes, leur groupement a sans cesse été réclamé au nom de leur coût, de leur insignifiance politique et de leur faible capacité d’action. « Pays », bassins d’emploi, bassin de vie, plus rarement aires urbaines ont tour à tour servi de caution à une volonté réformatrice mettant en exergue le voisinage et le local alors même que l’espace de résidence, des relations sociales, des loisirs et de la profession ne coïncident plus guère. En 2015 encore, réduire le nombre des régions a été le moyen conçu pour les renforcer : plus grandes par la taille et ainsi susceptibles d’amoindrir leur inégalité par rapport à leurs homologues européennes, plus fortes par leurs compétences, mais encore faibles par leurs budgets.

Cette pensée en termes de gabarits et de périmètres a déjà été dénoncée. Elle concentre le débat sur les structures et la morphologie aux dépens du fonctionnement et essentialise certains territoires davantage comme contenants plutôt que comme ressources pour l’action publique. Elle empile les strates sans suffisamment envisager leur coopération ou interaction. À cet égard, le premier tandem, commune-département est beaucoup plus performant car éprouvé par des savoir-faire et une ingénierie efficace, et incarné par des acteurs bien identifiés. L’appui aux communes pour la gestion et le développement local fait du département dans sa double qualité de territoire électif et de pôle de services techniques, un intercesseur reconnu entre le local et le national. En vis-à-vis, la région et l’intercommunalité, beaucoup plus tardivement institutionnalisées3, n’affichent pas d’interrelations aussi serrées en dépit de leurs compétences conjointes dans le domaine du développement économique. Tandis que les projets de territoire développés par les « pays » dans les années 1995-2005 débouchaient sur une contractualisation avec les régions et par là même, encourageaient un dialogue assez soutenu, régions et intercommunalités se retrouvent aujourd’hui en concertation autour de schémas régionaux, notamment les SRDEII4 et les SRADDET5, documents seulement prescriptifs et non opposables réglementairement aux documents d’urbanisme produits par les intercommunalités comme les PLUI6.

Opposer ces deux tandems me semble donc vain s’il ne s’agit que de faire une guerre de gabarits et de défendre une querelle des classiques contre les modernes. J’observe que dorénavant – c’est un changement sans doute imputable à la décentralisation7, les départementalistes ne peuvent plus être taxés de jacobins, ni les régionalistes de girondins tant les deux modèles recrutent leurs supporters dans tout l’éventail politique. Concentrer la critique sur le millefeuille et voir la solution dans la suppression d’une strate ne paraît pas susceptible de venir à bout des difficultés de l’action publique territoriale. La question est plutôt de faire communiquer et coopérer les strates, ce que la loi NOTRE8 s’est efforcée de faire en spécialisant et précisant les compétences9, sans toutefois créer les conditions d’interactions suffisamment fluides et efficaces.

La nécessité de réfléchir à des voies d’amélioration de la perméabilité entre les catégories et gabarits de territoire, dont nul n’est par essence propre à telle ou telle vocation, est encore plus aiguë lorsque les absorptions se manifestent. La métropolisation lyonnaise a rendu caduc le cœur du département du Rhône, le Grand Paris menace l’Île-de-France. Plus généralement, régions et métropoles, ou départements et métropoles, sont en concurrence dans les zones de forte urbanisation et de dynamisme économique, surtout lorsque les luttes politiques s’en mêlent. De même, la métropole et les intercommunalités (établissements publics territoriaux) peinent encore à articuler leur action dans le Grand Paris.

Déroger à l’égalité territoriale ?

La mobilité généralisée, la rapidité et l’intensité des communications, le développement des réseaux et la globalisation comptent parmi les causes généralement reconnues pour prédire le déclin ou même la « fin des territoires ». Le modèle de la circonscription et du maillage laisse la place à l’image de l’enchevêtrement de lignes autour de pôles et de carrefours. Il est assez intéressant d’observer que les mobilisations collectives de ces dernières années se sont physiquement cristallisées autant sur des carrefours ou ronds-points (Gilets jaunes, Nuit Debout) que sur des aires (Zones à défendre, tiers-lieux) et virtuellement sur les réseaux sociaux. Les États-nations nous ont habitués à gérer la société par le territoire dont ils saisissent, tout au moins en France, la population à son lieu de résidence. La citoyenneté privilégie elle aussi le lieu de résidence qui autrefois se confondait avec le lieu de travail et le lieu de sociabilité. Mais la modernité a produit la disjonction des différents espaces d’appartenance et de pratiques et l’élargissement de l’espace de référence, souvent difficile aujourd’hui à traduire en cartes mentales. Cela ne change pas grand-chose à la nécessité de disposer d’enveloppes spatiales pour la gestion des secteurs ou cibles de la vie sociale. Pour « attraper » les populations, il est plus commode de les saisir là où elles bougent le moins. Posons, mais c’est un postulat, que c’est encore la résidence qui permet le repérage le plus adéquat. La géométrie variable ne s’applique pas aisément à l’administration.

En revanche, la démocratie semble s’être échappée des territoires, comme l’abstention sans cesse croissante en témoigne. Elle semble plus à l’aise dans les réseaux, et de ce fait plus volatile, moins contrôlable. Dans une géographie aléatoire sans solution de contiguïté, elle s’exprime selon le volontarisme du faire vivre ensemble ou de la construction de communs, librement enracinés dans le micro-local ou au contraire, dans le très global ou le planétaire. Il s’agit sans doute d’une des mutations les plus saillantes par rapport au modèle du citoyen attaché à son lieu de résidence et de vote, souvent inscrit dans une appartenance partisane également territorialisée et un syndicat professionnel à son lieu de travail.

L’élargissement des régions, dont il reste à faire le bilan, ne semble pas avoir constitué un nouveau grand récit territorial, le régionalisme, longtemps porteur de projets d’une nouvelle France s’étant séparé de la régionalisation. Le fait régional fortement soutenu dans les années 1990-2000 par la perspective d’une Europe des régions, se trouve aujourd’hui seulement consolidé par la responsabilité de l’attribution des fonds structurels. La politique régionale de Bruxelles, autrefois émettrice de mots d’ordre tels que la cohésion, la compétitivité ou le développement durable, et créatrice de stratégies, semble s’être routinisée et technicisée dans la mécanique d’octroi des fonds structurels. L’effervescence de la période qui a vu naître le Comité des régions et le SDEC10 est retombée.

Comment améliorer ou sortir du modèle territorial ? La loi 3DS11actuellement en discussion réserve quelques innovations. Elle ne s’attaque pas aux structures territoriales, comme si l’inanité du principe des gabarits avait enfin été admise. Elle introduit le principe de la différenciation dans une France qui s’est construite sur celui de l’égalité, ce qui constitue une véritable révolution. Certes, on peut considérer que cette inégalité a été introduite depuis longtemps lorsqu’on a créé des zonages de « discrimination positive » pour certains quartiers urbains. Certes, quelques territoires sont déjà régis par des statuts particuliers comme la Corse, les Territoires d’Outre-Mer et même les métropoles de Paris, Lyon et Marseille. Mais, il s’agissait jusqu’à présent de situations appréciées comme des exceptions, tandis que la loi destine le principe à monter en puissance. Elle a été précédée par l’adoption du principe de l’expérimentation par les collectivités territoriales. On peut déjà repérer des programmes « phares » comme « Territoires zéro chômeur de longue durée » mis en place depuis 201612 ou « Solutions solidaires » qui rassemble treize départements. L’avenir dira si l’idée d’appliquer la géométrie variable est suivie, et pour de bonnes causes. Déroger à l’égalité territoriale demeure une conquête. L’hypothèse souvent avancée de ne conserver les départements que pour les zones les moins denses et les plus rurales, et de les effacer des zones métropolitaines suscite encore beaucoup de réticence et de résistance.

Une autre innovation institutionnelle réside dans le principe des coopérations interterritoriales. Très présentes dans les zones transfrontalières où elles ont été facilitées par les programmes européens13, elles existent aussi dans le cadre national dans des proportions et des contours difficiles à connaître14. L’un des dispositifs en émergence concerne la coopération entre une métropole et un territoire voisin souvent rural et parfois éloigné. Appelé « contrat de réciprocité », il permet à des territoires de coopérer sur la base de complémentarités et tend à casser l’image de métropoles autocentrées sur leur attractivité face à des ruralités en déclin. Le nombre de ces partenariats demeure toutefois encore restreint.

Quoi qu’il en soit, les sentiers de dépendance demeurent puissants et les égoïsmes territoriaux sont encouragés par les modalités de l’action publique territoriale qui, dans sa stratégie de compétitivité et ses procédures fondées sur l’appel d’offres, génère plus l’émulation que le partage. En faisant progresser l’autonomie locale, la décentralisation a sans doute, malgré son idéal de surcroît démocratique, fait dominer la logique du chacun pour soi territorial. Il faut un très grand volontarisme et de grandes capacités politiques et techniques pour entreprendre de pratiquer l’interterritorialité. C’est certainement en mettant en place des mesures incitatives que l’aménagement du territoire pourrait connaître un nouvel âge et l’État jouer son rôle de régulateur.

1Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique : Bureaucrates et notables dans le système politique françaisSeuil, 1976.

2On se souvient du Décoloniser la France de Michel Rocard.

3La région ne devient collectivité territoriale dont le conseil est élu au suffrage universel qu’en 1982 et la carte des intercommunalités n’est achevée qu’au milieu des années 2010.

4Schémas régionaux de développement économique d’innovation et d’internationalisation.

5Schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires.

6Plans locaux d’urbanisme intercommunaux.

7Encore que comme, je l’ai dit, il a longtemps été politiquement logique d’être départementaliste lorsqu’on était au pouvoir et régionaliste lorsqu’on était dans l’opposition, ce que Vichy a brouillé.

8Nouvelle organisation territoriale de la république.

9Le tableau des compétences selon les strates donne encore l’impression d’un capharnaüm.

10Schéma de développement de l’espace communautaire.

11Différenciation, Décentralisation, Déconcentration, Simplification.

1215 territoires habilités, 149 territoires volontaires.

13Le cadre européen a aussi fait naître des coopérations entre territoires non contigus comme l’organisation « Quatre moteurs pour l’Europe » formée par les régions de Bade-Wurtemberg, Catalogne, Lombardie et Auvergne-Rhône-Alpes.

14On sait, par exemple, qu’il existe en 2021 268 projets de territoire faisant coopérer des établissements publics de coopération intercommunale (site de l’Association nationale des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux et des pays), mais les autres coopérations horizontales et verticales ne sont pas répertoriées de manière synthétique.