L’abstention de viande est, périodiquement, à l’ordre du jour1. Elle l’était déjà à la fin du XVIIIe siècle. Avant qu’il n’acquière son nom de végétarisme, lors de la fondation, en 1847, de la Société végétarienne anglaise, ce régime se dénommait fréquemment « régime naturel » ou « régime des herbes », ou encore « régime de Pythagore ». J’emploierai le mot végétarisme par commodité2. On se propose ici de rendre compte de la genèse sociale du végétarisme français, en partant de la biographie intellectuelle de l’un de ses plus grands représentants, Jean-Antoine Gleïzès (1773-1843).
Entre religion et politique, une sensibilité dans son temps
Dès son jeune âge, Jean-Antoine Gleïzès est hanté par les histoires de sang et de violence. Ému, dans sa famille et son entourage protestants du Tarn, par « l’affaire Calas », il accueille avec transports la Révolution de 1789, et s’enflamme pour l’idéal de fraternité humaine qu’elle annonce. Gleïzès épouse en 1794 Aglaé Angliviel de la Baumelle. Son père, avocat, avait été le premier défenseur du calviniste Jean Calas. L’année de son mariage, Gleïzès publie Mélancolies d’un solitaire, et décide de s’abstenir à jamais de verser le sang d’aucune créature. Il adopte le « régime des herbes » comme il l’appelle3.
En 1795, il est désigné par le département de l’Ariège pour suivre à Paris les cours de la toute nouvelle normale créée par Lakanal. L’École est fermée quatre mois après son ouverture, à la déception de Gleïzès, qui y avait trouvé ses inspirateurs naturels : Laplace, Berthollet, Bernardin de Saint-Pierre, le comte de Volney. Gleïzès décide néanmoins de rester à Paris pour se former à l’enseignement de l’histoire et participe au courant pour lequel l’idéal révolutionnaire ne pouvait s’accomplir qu’à condition de puiser ses valeurs aux sources antiques4. Les espérances se tournent vers les vies simples fidèles aux leçons de la nature. Gleïzès voue un véritable culte à tout ce qui est hindou. Les Hindous, par leur respect absolu des animaux, illustrent l’idéal d’un peuple sage.
Sensibilité végétarienne et histoire
politico-religieuse
Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires (1791) de Volney, l’Origine de tous les cultes (1795) de Dupuis, popularisent l’orientalisme et la science comparée des religions. Court de Gebelin, auteur du Monde primitif (1773-1782) – livre de référence des franc-maçons français – est le promoteur d’une forme adoucie d’illuminisme révolutionnaire, réceptif au naturisme végétarien. Restif de la Bretonne et ses amis, Sébastien Mercier ou le girondin Nicolas de Bonneville, sont de ces Illuminés qui veulent unir le mysticisme à la Révolution pour ramener sur la terre « corrompue », l’âge d’or, le règne de la pure innocence. Ils sont, dans leurs professions de foi néo-païennes, les précurseurs du naturisme végétarien, dont à son tour Jean-Antoine Gleïzès imprègnera les Méditateurs de l’Antique, dont il fait la connaissance à Paris.
À l’opposé des courants théocratiques de l’Illuminisme, ces Illuminés révolutionnaires combinent l’occultisme avec l’Encyclopédie, et prônent la résurrection et l’immortalité de l’être entier. Bonneville réclame la liberté totale de la presse, le pouvoir direct du peuple, le partage des terres.
Ce communisme agraire est souhaité par maints théosophes d’alors. Leur associationnisme connaît son apogée autour de l’an IV, lorsque l’urgence d’institutions nouvelles propres à consolider la République en danger se fait pressante. Bien avant les fouriéristes, les Illuminés révolutionnaires esquissent un socialisme mystique.
Loin de contribuer au reflux, alors puissant, vers la religion traditionnelle, le sentiment religieux qu’on observe dans cette quête d’un âge d’or, renvoie plutôt au pythagorisme et au néo-paganisme théosophique. Un grand nombre d’intellectuels y sacrifient5. Pour des individus comme Gleïzès, l’illuminisme révolutionnaire constitue un prolongement naturel de la sensibilité naturiste. Aux préoccupations nouvelles de moralisation et d’éducation populaires qui se font jour dès l’an IV, il veut répondre en créant son « Institut thalysien » sans parvenir à s’associer des volontés déterminées. Aussi le projet est-il ajourné au profit d’une adhésion immédiate au groupe des Méditateurs de l’Antique.
Jean-Antoine Gleïzès et les Méditateurs de l’Antique
Les Méditateurs de l’Antique constitue le noyau initial d’élaboration et de diffusion du végétarisme français6. On les connaît par l’écrivain Charles Nodier (1780-1844) qui parle avec enthousiasme dès son arrivée à Paris en 18007, à son ami Charles Weiss, resté à Besançon de « ces artistes qui portaient l’habit phrygien, qui ne se nourrissaient que de végétaux, qui habitaient en commun, et dont la vie pure et hospitalière était une vivante peinture de l’âge d’or ».
Les peintres dominent la secte. Un tableau de Horace Hüe défraya la chronique parisienne de l’été 1802 : La Folie et la Stupidité qui gouvernent les hommes avec des fantômes8 vise à montrer que le cultivateur est plus utile à la société que les illustres qui courent après des chimères. Charles Nodier décrit ainsi les réunions des Méditateurs :
« Nous étions vêtus de tuniques blanches et de péplums et nos cheveux flottaient sur nos épaules. Nous nous sommes reposés sur l’herbe ; nous avons parlé du désert, de l’amitié, de toi, nous avons regardé Paris et nous avons pleuré…9 ».
Les modèles antiques, mieux que tout autre, servent de support et de caution efficaces à leur défiance de l’ordre social. Ils associent ces modèles à « la plus sublime beauté… seul but de l’art10 ». Quaï, Périé et les autres tiennent d’autant plus passionnément à l’idéal primitiviste, qu’ils y sont vivement incités par leur ami Jean-Antoine Gleïzès. L’ambition doctrinale, la prédication de salut, qu’on entrevoit chez les Méditateurs, sont une extension naturelle du rêve primitiviste11. Delécluze, lui-même ancien élève de David, avait pressenti que l’ascendant spirituel de Quaï tenait surtout à ses relations avec des personnes étrangères au milieu artistique des peintres, et que Charles Nodier était l’un de ces inspirateurs allogènes au milieu de la peinture. Jean-Antoine Gleïzès l’était aussi.
Jean-Antoine Gleïzès, illuminé végétarien, ami de Maurice Quaï, donne une métaphysique
aux Méditateurs. Il communique à Quaï aussi bien son exaltation pour Pythagore, pour la filiation de l’amour chrétien qui, dans l’esprit de Gleïzès, se transmet de Pythagore à Platon, aux Esséniens, aux thérapeutes, que son intérêt pour les analogies avec l’Inde. Gleïzès, lui, est le seul des Méditateurs à avoir écrit sur les thèmes naturistes. Ses Nuits élyséennes (1800), anticipant dans le style et la thématique, Atala (1801) et René (1802), sont la référence littéraire et poétique des Méditateurs. Nodier l’admire encore plus de trente ans après. Effusions sentimentales, observances des coutumes des sages grecs, consommation de lait et couchage sur les nattes, etc., imprègnent les croyances des Méditateurs, puisées aux Nuits élyséennes de Gleïzès.
L’influence de Gleïzès sur les Méditateurs tient au fait qu’il leur apparaît comme le véritable interprète de l’illuminisme révolutionnaire, auquel ils adhèrent. Il voit dans la mythologie comme dans la Bible une série d’allégories agraires et veut rendre à la nature l’hommage que les peuples anciens offraient aux dieux. Cette interprétation du pythagorisme se retrouve chez les peintres Méditateurs aussi bien que chez Nodier12, et Gleïzès l’exalte particulièrement. C’est tout le sens de sa Thalysie.
On voit Gleïzès, comme Bonneville, postuler l’universalité des lois cosmiques, puis rechercher et vénérer les cultes des détenteurs de la sagesse première, Égyptiens et Hindous. Ainsi rend-il hommage aux Égyptiens pour avoir décelé qu’un accord général existait entre les êtres13. Les Nuits élyséennes laissent entrevoir à l’homme une multitude de vies possibles avec, à la fin, une absorption dans la divinité. L’exaltation de la figure humaine divinisée trouve ainsi une expression dans la vénération pour Quaï, idole de la secte.
Jean-Antoine Gleïzès, un végétarien poétique et politique
Dans ses personnifications diverses, Gleïzès
s’attache à celles qui lui permettent de condamner l’alimentation carnée. Les animaux devraient nous paraître d’autant plus respectables que leurs corps servent d’asile à des esprits déchus. Et si l’on objecte leur propre cruauté, Gleïzès répond qu’il faut y voir une « aberration » survenue « depuis l’altération de la terre14 ». Cet amour des animaux s’intègre dans un actif courant « environnementaliste républicain » qui invite à penser les animaux dans le cadre d’une moralité révolutionnaire15.
L’année 1800 est, pour Gleïzès, celle de tous les dangers. Son père, auquel il est très attaché, vient de mourir. La République est toujours menacée de dislocation. En outre, il est de moins en moins à son aise à Paris : son cœur saigne à chaque instant devant la moindre douleur, et il ne peut passer sans frémir devant l’étal des bouchers, qui sont légion dans cette ville.
Gleïzès se retire, fin 1800, à la Nogarède, près de Mézières (Ariège), où il est propriétaire d’un château. Insérant le régime des herbes dans une pédagogie de l’amour de tous les êtres créés, il veut faire école du refus de la cruauté, et de la violence dont on est las. Nous devons respecter les animaux, « non point seulement parce qu’ils nous aident à porter le fardeau du monde qui pourrait nous accabler sans eux, mais parce qu’ils ont le même droit que nous à la vie16 ». Sous bien des rapports, la préoccupation du sort de l’animal est une marque du temps. Elle instruit cette « morale zootique17 » qui, traversant tous les courants philosophiques de la fin du XVIIIe siècle, alimentera aussi bien les discours militants que la législation de protection des animaux, à partir du milieu du XIXe siècle18.
Gleïzès, instituteur du genre humain
Comment, dans cette période troublée où l’homme semble « fatigué de l’homme19 », l’inviter à « reprendre sa place… qui ne peut être remplie que par lui », sinon en lui rappelant « ce qu’il était fait pour être sur la terre, le représentant de la divinité20 » ? Gleïzès invite les hommes sensibles de toutes nuances à accorder leur comportement quotidien avec leur sentiment de pitié. En excluant certains êtres de sa pitié, l’homme se pervertit et se déshumanise.
Gleïzès vit à l’écart, pendant toute la durée de l’ère impériale. Il se livre tout entier à son antipathie pour Napoléon. En 1821, il sort de son silence, avec Thalysie, ou système physique et intellectuel de la nature, qui vise à « mettre l’homme en paix avec la nature, avec lui-même et avec ses semblables21 », en combattant les doctrines pernicieuses qui font le plus obstacle à une réelle diffusion du végétarisme en France : l’histoire naturelle de Buffon, champion du « kréophagisme », l’athéisme lié au carnivorisme de Cabanis ou d’Helvétius.
En 1820, Gleïzès vit encore à l’ombre du grand drame : la Révolution est un précédent qui lui semble toujours possible et qui renforce son végétarisme : loin d’être un affaiblissement, le régime végétal est la source unique de la véritable force, du courage et de l’intelligence, parce qu’il est seul conforme à l’esprit de la nature et à sa loi de l’amour universel. « C’est dans ce régime et dans ce régime seul qu’est la véritable joie de la nature » ; la Thalysie exclut ceux qui le suivraient par esprit de macération, ou pour obtenir des bénéfices personnels ; elle n’accepte « que ceux qui ont suivi ces pratiques pour les seules raisons tirées de leur justice ».
Apôtre de tolérance, Gleïzès rappelle aux athées que « la viande est athée, les fruits renferment la vraie religion ; il est, en effet, impossible de les porter à la bouche sans songer à Dieu et à sa providence22 ». Gleïzès croit, avec les Saintes Ecritures, que le genre humain a commencé dans un jardin, in horto paradisi, au milieu des fruits et des légumes, dont il faisait sa nourriture. Le Christ est descendu sur terre pour nous enjoindre de renoncer au meurtre des animaux. Sans cette interdiction, le christianisme n’aurait pas de sens23. Adjurant les chrétiens de revenir au véritable esprit de leur religion, Gleïzès les exhorte à en comprendre enfin toute la signification pratique. En 1830, il espère encore que le Christianisme expliqué pourra freiner la dynamique cléricale. La Révolution éclate en 1830. Gleïzès retire son livre du commerce. Il le publiera de nouveau en 1837.
Le végétarisme à l’ombre du jacobinisme
Politiquement, Gleïzès appartient à la famille de pensée libérale telle qu’elle se dessine sous la Restauration24. La source des images de sang, qui incarnent le mal, se trouve « dans les principes d’irritation laissés sur la terre et dans l’air par le dernier cataclysme ». Le « spectacle déchirant » des tueries d’animaux, « ces innocentes créatures », ne ressemble-t-il pas à celui des champs de bataille ? Chez Gleïzès, l’adhésion aux institutions et aux valeurs issues de la Révolution est solidaire à la fois d’une opposition à toute Restauration, et du souvenir de la Terreur. La France reste coupable de ne s’être point opposée à l’exécution de Louis XVI, à ce régicide qui est « l’œuvre d’un petit nombre d’insensés ou de scélérats ». Si ce roi devait périr, lui et ses grands vassaux, il devait périr « moralement ». L’essentiel est ici la pitié à l’égard des misères, la sensibilité aux souffrances des humbles. D’où la grande méfiance de Gleïzès à l’égard du surcroît de maux qu’engendre la violence politique, d’ailleurs étrangère à l’authentique esprit républicain.
Il importe donc que les témoins de la Révolution, à qui il a été donné d’entrevoir et de chérir la liberté, se ressaisissent vite, s’ils ne veulent pas, « à la place des jours purs et sereins », voir du « sang et des ruines ».
La liberté n’est pas séparable de l’égalité, d’où l’anti-esclavagisme de Gleïzès : « l’esclavage mange la liberté comme le ver mange le fruit ». Sa foi inébranlable dans la perfectibilité de l’homme le rend optimiste quant au régime des herbes, puisqu’il contient tous les éléments du bien-être individuel et collectif.
« Comme tous les vices se touchent », dit Gleïzès, « le régime végétal, véhicule de douceur, est solidaire de l’amour authentique, qui requiert dévotion et retenue, en opposition avec l’amour physique pur, qui appelle toujours les délices de la table25. »
Refusant d’attribuer au destin les plaies sociales, Gleïzès rejette comme inefficaces et conservatrices, les œuvres de bienfaisance que suscitent les nantis pour se prémunir contre une violence latente. Il leur préfère « l’esprit d’association qui honore notre époque », pour hâter l’instauration de la vraie République. Cette espérance justifie le projet d’Institut thalysien, dont dépend « le salut du genre humain ».
Dans une forme de retraite philosophique, de coopérative, serait enseignée avec enthousiasme la doctrine du régime des herbes, appelée à se répandre ensuite dans toute la société. Dans cet asile, modèle inaltérable du bien, « iraient retremper leurs forces tous les hommes qui, par leur puissance morale, influent sur la multitude, d’autant plus portée alors à recevoir leurs avertissements, qu’elle en connaîtrait mieux l’origine ». Pressé par l’âge, Gleïzès confie aux gouvernants ou, à défaut, aux particuliers, le soin de mettre en œuvre son projet.
L’alimentation végétale est l’alimentation naturelle de l’homme ; c’est là une règle absolue et universelle :
« Voyez tous les peuples de la terre, sans aucune distinction, toutes les vertus semblent y naître de la tempérance, elles disparaissent à mesure que leur table se couvre de fruits défendus26 ».
Désaveux et redécouverte
Après la dissolution des Méditateurs, la solitude de Gleïzès se trouve accrue. Dans les années 1820, l’anglais Hindmarsch vulgarise en France le swedenborgisme, parachevant la fusion de la théosophie avec le romantisme de tendance royaliste. Nodier, l’amateur de toutes les nouveautés, Lamartine, sur lesquels Gleïzès comptait pour continuer le combat anti-viande, se tournent résolument vers ce royalisme. La « question végétarienne est neuve et piquante27 », estime Lamartine, qui adresse à Gleïzès des « encouragements polis », mais ne s’engage pas à défendre sa cause. Réunis dans les années 1830 autour du journal L’Avenir, Lacordaire, Montalembert, Lamennais, sont les premiers sollicités par Gleïzès. Les dominicains, nouvellement réorganisés par le Père Lacordaire, se nourrissent de fruits et de légumes. Mais ils le font davantage par esprit de mortification et d’économie que par principe « thalysien », si bien qu’ils rejettent les propositions de Gleïzès28. Les Le Playsiens, préoccupés par les questions sociales urbaines, considèrent Gleïzès comme un « illuminé innocent ». Et si les fouriéristes lui rendent hommage pour ses vues humanitaires, ils ne le prennent pas moins pour un « excentrique29 ». En 1831, Gleïzès avait également sollicité de Victor Cousin son approbation pour sa campagne en faveur de l’abstinence de la chair. « Heureux que cette grande lacune de la philosophie soit enfin remplie30 », Cousin refuse cependant de prendre parti pour le nouveau culte de Gleïzès, qui reste convaincu que le régime des herbes « aurait communiqué à ces nobles intelligences un degré d’élévation de plus ». Le seul encouragement dans toute sa carrière lui vient de Cabantous, doyen de la faculté de Toulouse, qui expose ses idées avec beaucoup de sympathie aux séances publiques de la Faculté. Rempli de joie Gleïzès, dans le livre II de Thalysie, ne manque pas de donner libre cours à sa reconnaissance et à son espérance.
Le 17 juin 1843, une année après la publication du troisième volume de sa Thalysie, Gleïzès meurt d’une attaque d’apoplexie foudroyante, sans atteindre les 100 ans que les « Upanishads » promettent aux sages adeptes du régime des herbes.
En France l’œuvre de Gleïzès trouve un prolongement retentissant en 1848, avec la publication d’une brochure signée Jupille-le-Thalysien, qui inspire Champfleury, pour la pantomime La Reine des Carottes (1848), au succès retentissant. La réception ultérieure et populaire du végétarisme de Gleïzès nous est révélée par Jacques Rancière, dans Gabriel Gauny. Le philosophe plébéien (1983). Les thèmes d’égalité, de justice sociale, de simplicité, de modération et de sobriété qui parcourent Thalysie, sont ceux qu’exalte Gabriel Gauny.
Le cadre de pensée de Gleïzès est moins la rue que le grand Tout. Comme beaucoup d’autres sensibles de sa génération, il montre son impatience d’en finir avec la Révolution : son végétarisme, et Gleïzès y tient passionnément, est un instrument indispensable pour le renouveau démocratique et républicain de la France. C’est en cela précisément que Gleïzès est un pionnier, le premier en France, à vouloir étendre, de manière rigoureuse, les principes de l’égalité et de la fraternité aux animaux. Jamais auparavant, la cause de la « souffrance muette » n’avait été plaidée avec autant de conviction et d’ardeur. Le caractère minoritaire des récepteurs du végétarisme n’enlève rien à la vitalité de cette idéologie. Articulé autour d’un examen toujours critique de la relation de l’homme à la nature, le discours végétarien véhicule un ensemble d’insatisfactions susceptibles, à tout moment, de capter des individus dont l’éthique du salut passe aussi par le corps, et par sa nourriture.
1Cet article s’intègre dans un projet en cours de reconstitution sociale et historique du végétarisme en France.
2Pour une information complète sur le matériau de référence de cet article, voir : Arouna, P. Ouédraogo, Le végétarisme. Esquisse d’histoire sociale, Document de travail, CORELA-HEDM, no 9402, INRA, Ivry/Seine, septembre 1994, 194 p.
3Voir Dr. Joly, Jean-Antoine Gleïzès et le régime des herbes : étude biographique, littéraire et physiologique, Toulouse, Chauvin, 1856.
4Cf. Jules Simon, Une académie sous le Directoire, Paris, C. Lévy, 1885, p. 3-4 ; R. R. Palmer, The Improvement of Humanity. Education and the French Revolution, Princeton : Princeton University Press, 1985.
5Les exemples abondent de personnalités scientifiques et littéraires de premier plan qui s’adonnent à l’abstinence, comme preuve de leur pureté morale et moyen de vivre en conformité avec leur idéal naturiste et végétarien.
6Voir Alexandre Estignard, Correspondance inédite de Charles Nodier, 1796-1844, Paris (1876, 1914), reédition (Genève, Slatkine, 1977). On trouve également dans les études consacrées à Nodier, des références sur les Méditateurs, notamment chez Léonce Pingaud, La jeunesse de Charles Nodier. Les Philadelphes, reédition (Genève, Slatkine, 1977), chez Jean Larat, La tradition et l’exotisme dans l’œuvre de Charles Nodier, op. cit., et enfin chez Étienne-Jean Delécluze, Louis David, son école, son temps. Souvenirs, Paris, Didier, 1855. Deux textes de Nodier lui-même, sont consacrés aux Méditateurs. Ce sont : Deux beaux types de la plus parfaite organisation humaine, hommage à la mémoire de Maurice Quaï et de Lucile Franque, inséré en 1804 dans ses Essais d’un jeune barde (Paris, Cavanagh, an XII-1804), et Les Barbus, article publié le 5 octobre 1832 dans la revue Le Temps. Les travaux que George Levitine, historien de l’art américain a consacrés aux Méditateurs de l’antique, restent la référence majeure sur ce groupe. Le livre de Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain. 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti (1973 et 1985), p. 209-219 – reédité aux éditions Gallimard (1996) – et l’ouvrage d’Auguste Viatte, Les sources occultes du romantisme, op. cit., et en particulier le tome 2, p. 138-167, les présentent également. L’historiographie du végétarisme par le truchement de Jean-Antoine Gleïzès s’enrichit toujours par l’intermédiaire des historien(n)es de l’art et notamment de leurs études du groupe des Méditateurs de l’Antique. Cf. Saskia Hanselaar, « La critique face aux Méditateurs ou la peur de la déchéance de l’école française autour de 1800 », S. & R., no 40, automne 2015, p. 129-144 ; Decot, Jérémy. Utopie et primitivisme en poésie et en peinture : la « secte des barbus », des « illuminés » sous le Consulat. Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », 2020, no 49 ; Ramírez-Blanco, Julia. Los Barbudos del taller de David : performatividad y sentido comunitario de uno de los primeros colectivos de artistas. Goya, 2021, no 377.
7E. de Montégut, dans « Charles Nodier, Conteur et romancier », Revue des deux mondes, le 1er Juin 1882, p. 495, parle des Méditateurs comme d’une « coterie de jeunes enthousiastes, où l’élément royaliste et religieux semble avoir dominé ».
8La toile représente quatre personnages, un poète, un peintre (David), un musicien, un astronome (Lalande), les uns prosternés, les autres debout, adressant leurs hommages à des fantômes, avec, dans les ombres, deux figures de déesses, « Folie » et « Stupidité » ; en arrière-plan, s’étend une mer immense, tandis que sur le rivage, on aperçoit un laboureur qui conduit sa charrue avec, à ses pieds, les armes qui lui ont servi pour défendre la Patrie, J. R. Dahan, « Charles Nodier », op. cit., p. 73.
9A. Estrignard, Correspondance inédite de Ch. Nodier, op. cit., éd. 1876, lettre XII, pp. 21-23.
10E. J. Delécluze, « Les barbus d’à présent et les barbus de 1800 » (paru dans Le Livre des Cent-et-un, t. VII, 1832, pp. 61-86), repris dans Louis David, aux pages 421 et suivantes.
11Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973, p. 214.
12Ainsi Nodier considèrera ses Apothéoses et imprécations de Pythagore (1808), comme « un monument précieux et unique de la société primitive ». Voir Charles Nodier, Apothéoses et imprécations de Pythagore, Crotone, Besançon, Nodier éditeur, 1808.
13J. A. Gleïzès, Nuits élyséennes, Paris, F. Didot, An
IX-1800, p. 43-44.
14J. A. Gleïzès, Nuits élyséennes, op. cit., p. 260.
15Pierre Serna, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), Fayard, París, 2017 ; Ceri Crossley, Consumable Metaphors. Attitudes towards Animals and Vegetarianism in Nineteenth-Century France, Peter Lang, Berna, 2005, pp. 103-104.
16J. A. Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence, Paris, L. Desessart, 3 volumes, 1840-1842, vol I, p. 22.
17Gerurez (Le citoyen), Traité de morale élémentaire, à l’usage des instituteurs des écoles primaires, et des pensionnats, Paris, Delance, an VIII, pp. 101-102
18La Société Protectrice des Animaux (SPA), fondée en 1845, s’inspire directement du mémoire que Grandchamp a présenté au concours de l’Institut en 1802 et qui, dans ses grandes lignes, invite à un traitement « humanitaire » des animaux, pour tous les usages (travaux, nourriture, etc.) que l’homme en fait.
19Alphonse Esquiros, « Les excentriques de la littérature et de la science… », op. cit., p. 840.
20J. A. Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence., op. cit., I, p. 45.
21J. A. Gleïzès, Thalysie ou système physique et intellectuel de la nature, ou encore Christianisme expliqué, Paris, Librairie nationale et étrangère, 1821, p. 1. Cette publication vise à recueillir des souscriptions en vue de la parution prochaine de son grand livre, qui ne devait paraître que 20 ans plus tard ; le public ne répond pas à l’appel à souscrire. Après cet insuccès, Gleïzès entre dans une nouvelle phase de silence qui dure dix ans.
22J. A. Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence, op. cit. I.
23J. A. Gleïzès, Le Christianisme expliqué ou le véritable esprit de ce culte méconnu jusqu’à ce jour (Paris, F. Didot). (1830), op. cit., p. 25.
24Paul Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, pp. 15-68.
25J. A. Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence, op. cit., III, pp. 145-146.
26Ibid. III, p. 154.
27J. A. Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence, op. cit., II, 1841, IV-V.
28Gleïzès résume ainsi l’opinion de Lamennais sur son œuvre : « Le Bossuet de notre âge m’exprime, avec sa sincérité connue, le désir que les pratiques sur lesquelles se fonde mon Christianisme soit adoptées, mais n’en voyant point de traces dans l’Eglise depuis son établissement jusqu’à nos jours, il ne peut les considérer comme obligatoires pour les chrétiens », J. A. Gleïzès, Christianisme expliqué, op. cit., p. 2.
29Eugène Stourm, « J. A. Gleïzès », Phalange, octobre 1846, p. 48.
30Gleïzès, Thalysie ou la nouvelle existence, op. cit., II, 1841, p. V.
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