Pour sonder la profondeur du lien entre le titre de cette rubrique Mouvements et son sujet, demandez aux habitants des quartiers si, selon l’expression consacrée, « l’été a été chaud » : vous aurez alors droit à des réponses sereines et des haussements de sourcils.
Non que la mairie, comme cela se fait de manière plus ou moins volontaire dans nombre de nos communes, ait envoyé tous les jeunes au sud de l’Europe pour qu’ils libèrent leur énergie ailleurs. Non que le mois de ramadan, qui filait de juillet à août cette année, ait « calmé les ardeurs » comme certains aiment à le penser. Non – mais ça, même les plus optimistes n’oseront plus en suggérer l’idée – que l’arrivée au pouvoir de la gauche ait changé quoi que ce soit dans le rapport entre les habitants des quartiers et les institutions…
Pourtant, il y a bien eu pendant la campagne des présidentielles un engouement pour la candidature de François Hollande, dont témoignait une étonnante vidéo de campagne qui voyait François Hollande à la rencontre d’une foule enthousiaste, de Creil à Aulnay-Sous-Bois, sur une fameuse musique des rappeurs américains Jay-Z et Kanye West. Tout a été dit sur le rejet massif de Nicolas Sarkozy sur ces territoires aujourd’hui très largement occupés par des familles issues de l’immigration qui se sont senties insultées par les positions extrémistes du président sortant. Ainsi dans le quartier des Tarterêts à Corbeil-Essonnes par exemple, François Hollande a fait plus de 70%, dépassant les 90 % dans certains bureaux. Au regard de ces écarts impressionnants, on se demande pourquoi il a si peu été dit dans les médias que ces « quartiers populaires » ont sans nul doute pris une part importante dans l’élection du nouveau président.
Continuité
Chaud ou pas chaud, l’été a surtout été le même que l’an dernier. Le SAMU a refusé de se déplacer pour le malaise de la fille de Monsieur K, tout comme Chronopost qui renvoie ses clients du quartier à un centre situé dans une autre ville. De son côté, le jeune Y. n’a pas trouvé de job d’été, le nom de son quartier faisant repoussoir pour les entreprises du coin, tandis que les employeurs parisiens se gardent bien de faire confiance à un jeune qui, dépendant de la ligne du RER D – « l’été en plus c’est pire! » ‒, risquera bien trop souvent d’arriver en retard. Et puis les problèmes quotidiens du quartier, les incivilités, les difficultés sociales.
Et la vérité est que lorsqu’on interroge les gens dans les quartiers, « l’absence de changement » n’est pas plus reprochée à François Hollande qu’à un autre. On remarque alors que le nouveau président a réussi un tour de force, celui d’utiliser largement à son profit l’exigence de virer Sarkozy sans avoir à en honorer aucune autre. Dans cette perspective, on comprend mieux que pas un mot n’ait été prononcé en faveur des quartiers populaires depuis le 6 mai, pas une mesure identifiante, rien.
Ah non, en fait pas rien. Depuis la déclaration de Manuel Valls au cœur de l’été, les Tarterêts ont découvert qu’ils étaient une « zone de sécurité prioritaire ». Le quartier a même la chance d’apparaître dans le box-office des « quinze premières zones » dévoilées par le ministre de l’intérieur. L’arrivée de la gauche au pouvoir s’apparente d’avantage à un triste passage de relais : l’institutionnalisation d’une appréhension des quartiers populaires essentiellement sous l’angle de la délinquance.
Le débat n’est pas neuf entre les tenants d’une ligne sécuritaire et ceux d’une analyse plus rigoureuse, plus complexe aussi, de la situation sur ces territoires à qui l’on trouve régulièrement de nouveaux noms, tous plus flatteurs les uns que les autres. L’annonce des « zones de sécurité prioritaire » a provoqué une vague d’indignation chez les militants, professionnels et spécialistes des questions de politique de la ville face à une ligne si peu attentive à leurs travaux. Cette indignation se confronte cependant à une réalité incontournable sur le terrain : le programme du ministre de l’intérieur a au moins le mérite d’aborder leurs problèmes.
Ce que lui reconnaissent malgré tout les habitants. Car dans un contexte de dégradation profonde des conditions de vie dans les quartiers depuis deux décennies, la réponse sécuritaire vaut toujours mieux que l’indifférence. L’immense responsabilité de la gauche au gouvernement aujourd’hui est de ne pas s’y limiter. Le risque est en effet grand de voir la gauche renoncer au chantier indispensable du retour du droit commun dans les quartiers populaires.
Incantation républicaine
Ce renoncement est d’autant plus dangereux qu’il est de plus en plus associé à l’incantation frénétique des « valeurs de la République », invoquées dorénavant avant tout pour rappeler à l’ordre ceux qui les remettent en cause.
La définition sécuritaire de ces espaces repose sur une définition répulsive d’une « République menacée ». Il faudrait demander à ceux qui emploient ce mot à tort et à travers d’en interroger les usages et l’interprétation. Il faudrait leur demander de quoi ils parlent. Parce qu’il y a dans ces interventions au ton grave l’idée troublante que les citoyens – les gens – portent l’entière responsabilité de l’effondrement de ce socle commun qu’est la République, sans que l’on se pose la question de l’effondrement objectif de ce socle commun et du message qui prétendait s’y inscrire. C’est bien cet effondrement qui rend possibles, voire inévitables, les différentes formes de révoltes à l’égard de l’ordre institutionnel.
Il suffit d’écouter chaque prise de parole de la jeunesse, des forums institutionnels aux morceaux de rap, pour voir comme la formule républicaine de « Liberté, Égalité, Fraternité » est sans cesse désignée en contre-modèle, dans un mélange de conflit et d’attente.
On peut dire que le mouvement de stigmatisation des quartiers populaires et le désengagement politique de ces espaces définissent une République doublement fautive : injonction violente, elle est aussi hypocrisie, mascarade. Sur cette pente glissante, la gauche a beaucoup à perdre si elle renonce à agir. Le discrédit des institutions et des administrations, la perte de confiance dans les solutions collectives, la crise du militantisme dans les quartiers sont autant d’éléments qui attestent du recul des idées de la gauche dans la société française et particulièrement dans ces territoires que la classe politique de gauche continue trop souvent de tenir pour acquis. Sur ce plan, le rejet viscéral dont a fait l’objet Nicolas Sarkozy a conduit à mon sens à une surévaluation du clivage droite/gauche dans les quartiers populaires. Ces territoires sont de fait devenus des laboratoires révélateurs de la faiblesse intellectuelle et politique de la gauche et de la déconnexion de ce que certains ont appelé son « logiciel » à l’égard de la réalité.
Engagements
Au cours de la récente campagne législative les arguments traditionnels de la gauche radicale ont trouvé une résonance forte dans ces espaces que l’on disait trop rapidement dépolitisés. Les militants de terrain, notamment communistes, retrouvaient alors un accueil enthousiaste dans des espaces où ils étaient depuis des années « ringardisés ». Mais j’ai été à de nombreuses reprises interpellé sur la violence des relations du candidat du Front de Gauche avec les médias, sur ses positions tranchées sur la laïcité, sur sa vision idéalisée du monde ouvrier, avec lequel la jeunesse des quartiers entretient un rapport difficile. « C’est quelqu’un dont je sens qu’il me mettrait mal à l’aise », m’a toujours dit un ami originaire du quartier des Tarterêts à Corbeil-Essonnes. Demeure ainsi, encore, une incompréhension.
Tous les élus, spécialistes et acteurs de terrain s’accordent pour souligner la crise du militantisme traditionnel qui a accompagné l’effondrement social dans les quartiers ces dernières années. Tout se passe comme si deux mondes ne pouvaient plus se comprendre : l’un revendiquant encore un ordre institutionnel en opposition auquel l’autre s’est progressivement identifié.
Cependant, il y bien a une politisation des quartiers, encore très diverse, incertaine aussi. Cette politisation prend appui sur des faits que les militants traditionnels trouvent inattendus, lorsqu’ils ne leur reprochent pas d’être « politiquement inoffensifs », voire de « faire le jeu de la droite » : les bavures policières, l’endogamie des élites, le manque de représentation des minorités dans les partis politiques… La gauche est ainsi – souvent à juste titre – mise face à ses contradictions. Le phénomène le plus marquant est qu’en se définissant souvent en opposition aux institutions traditionnelles et à leur « hypocrisie », ces mouvements sont particulièrement sévères à l’égard de la gauche. Les diverses campagnes menées depuis la fin des années 2000 par ces réseaux nouveaux – dont le mouvement Émergence a constitué l’expérience la plus aboutie aux élections régionales 2010 en Ile-de-France – mériteraient une analyse plus complète.
Dé-stigmatisation
L’incapacité de la gauche institutionnelle à penser radicalement les questions de l’égalité dans l’accès aux droits, de la religion, de la discrimination positive, ou encore de la démocratie et de la représentation, la mène inévitablement vers une conception conservatrice et acritique de la République.
C’est ici qu’apparaît le caractère fondamental du combat de la dé-stigmatisation des quartiers populaires. Ce combat intellectuel et politique porte inévitablement une forte dimension critique. Partout où il est mené – parce que ces expériences existent ‒ il pousse la gauche à remettre en cause son rapport à ces « valeurs » agitées comme des gri-gri, à accepter la déstructuration des normes qui faisaient l’engagement politique d’hier, à appréhender une société plus éclatée, plus exigeante à l’égard des solutions collectives.
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