88. Multitudes 88. Automne 2022
Majeure 88. Justice transformatrice

Interrompre le cycle des violences, transformer la communauté

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Stéphane Gérard : L’idée que je me suis faite de ta définition de la communauté se rapproche de l’accountability, et ton livre en parle beaucoup1. D’abord, je ne saurais pas vraiment le traduire en français. …

Sarah Schulman : … C’est vrai qu’en français, vous n’avez pas de mot pour fun non plus… Accountability, ça veut dire que … si je fais quelque chose qui t’affecte, j’en suis responsable envers toi. … Si je m’approprie ton quartier, ou si je permets que tes amis meurent, ou si je produis une fausse image de toi, alors je dois m’asseoir avec toi si tu veux parler de la façon dont ça t’a affecté. … La nature du pouvoir, c’est d’être capable de refuser une conversation.

Dans une scène du film Rien n’oblige à répéter l’histoire, l’écrivaine et théoricienne queer Sarah Schulman s’essaye à définir ce qui forme une communauté. C’est le cinéaste Stéphane Gérard qui l’interroge, dans le cadre d’une enquête qu’il mène sur les archives des militances sida et queer, en se demandant : comment fait-on communauté ? À quelle aune, en particulier face à la surmortalité queer et noire dans le cas du sida, mesure-t-on notre appartenance ? L’échange de Gérard et de Schulman situe le conflit (et la possibilité d’y faire face) au cœur de ce qui fait une communauté : le commun n’est pas tant constitué par « l’en-commun » (les identités partagées) que par une situation où nous nous apprenons à répondre de ce que nous nous faisons (à nouveau, dans le cas du sida : en demandant des comptes aux laboratoires pharmaceutiques, à l’État, mais aussi en se demandant des comptes les un·es aux autres, et en élaborant des pratiques sexuelles par lesquelles nous prenons soin les un·es des autres).

Le mot qu’utilise Schulman pour dire cela, c’est accountability, un mot qui dit justement une certaine capacité ou une certaine disposition (ability) à rendre des comptes (account for) : tu viens aux réunions, tu réponds quand on t’appelle, tu ne joues pas d’un pouvoir qui te permettrait de louvoyer, de rejeter la responsabilité sur d’autres ou de dire que tu « n’as de compte à rendre à personne ». Bref, tu es responsable, mais au sens d’abord de response-able : tu te rends capable de répondre.

Lexicalement, l’inverse de la communauté, c’est l’immunité : plutôt que de partager le tribut (co-munus : payer le même munus, le même tribut, partager la dette), celleux auxquels on confère l’immunité s’extraient de la communauté en n’ayant plus à répondre de ce qu’iels font2. Sous le capitalisme racial, il est bien connu que les criminel·les blanc·hes/en col blanc (celleux-là mêmes qui refusent de payer leur tribut par « optimisation fiscale ») bénéficient de l’immunité judiciaire : la blanchité protège de la police comme de la justice, tandis que la noirceur y expose de manière disproportionnée.

Mais cette logique immunitaire n’est pas seulement un accident du système punitif-carcéral, qu’il suffirait de redresser, de rendre plus équitable, moins anti-Noir, moins raciste, moins classiste, moins homophobe, moins transphobe, moins psychophobe, moins capacitiste, pour que la justice soit rendue plus justement. C’est la manière même dont la justice est rendue (par la stigmatisation et par la prison) qui la fait fonctionner selon le paradigme immunitaire. En excluant les individus par lesquels la violence arrive, la société punitive-carcérale agit comme une anti-communauté (comme un système immunitaire) : elle aliène les citoyen·nes en les privant de leur capacité à se rendre des comptes les un·es aux autres d’une manière tangible.

D’un côté, en situant la violence dans les individus (plutôt que dans le collectif) et en expulsant les coupables (plutôt que de chercher à soigner la communauté), le système punitif-carcéral fait en sorte qu’il n’est pas possible de même vouloir prendre ses responsabilités, de même vouloir reconnaître sa participation à la violence quand elle s’est produite. Il fait que des rêves d’immunité nous sont inoculés : sous le système de répression pénale, nous ne pouvons que vouloir être innocent·es.

Et inversement, la branche carcérale du système de répression pénale prive la communauté de la possibilité de demander des comptes aux agresseur·es : en les tenant à distance, en les enfermant, elle prétend tenir la violence, le danger, le trouble à distance ; mais ce faisant, elle empêche à la communauté concernée d’apprendre, et de se transformer.

Comment interrompre ces cycles ? Comment permettre à la communauté de se transformer au contact des violences qui la secouent ?

Abolir le monde qui a rendu la prison possible

« La violence anti-Noire est le paradigme d’une oppression pour laquelle il n’existe pas de rédemption cohérente, sinon ce que Frantz Fanon nomme “la fin du monde”. »

Frank B. Wilderson III

Dans le sillage des luttes anti-racistes des dernières décennies et de mouvements comme Black Lives Matter ou Vérité pour Adama, la circulation virale du slogan #DefundThePolice offre une occasion unique pour repenser le mal-fondé des systèmes judiciaires punitifs-carcéraux. S’il s’agit de « désarmer/définancer la police », de quelles alternatives pouvons-nous nous munir pour survivre à nos conflits ? Comment agir en vue d’interrompre le cycle des violences plutôt que de le perpétuer par la punition et l’exclusion ?

Refusant de considérer la police/la justice carcérale comme seules réponses possibles à la violence, certains activismes féministes, queer et anti-racistes (où les personnes qui les composent sont souvent elles-mêmes victimes des violences policières) pensent depuis plusieurs décennies des manières concrètes de médier les conflits et de réparer les violences en dehors de ces systèmes qui ne font que les reproduire.

« Les outils du maître ne pourront jamais démanteler la maison du maître. Ils nous donneront peut-être la possibilité, momentanément, de le battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement3 », disait déjà la poétesse Audre Lorde, arguant de la nécessité de réinventer la langue et les pratiques que les mouvements pour la justice sociale emploient dans leurs combats. Dans ce sens, il s’agit de se demander : comment dépasser les logiques binaires qui opposent des victimes (innocent·es) à des agresseur·es (diabolisé·es) ? Comment considérer les crimes, les violences et les conflits comme des faits sociaux à saisir non pas seulement au niveau des individus isolés, mais aussi au niveau des collectifs auxquels ils appartiennent ?

La justice restauratrice est celle de ces alternatives qui a connu le plus grand succès, en développant notamment des pratiques de médiation entre survivant·es et agresseur·es et des propositions de réparation ajustées aux besoins des survivant·es. C’est le fameux « changement de focale » défendu par le criminologue états-unien Howard Zehr qui proposait de demander « non pas qui a causé le tort et comment le punir » mais « qui a survécu au tort et comment les guérir4 ».

Toutefois l’idée de réparation/restauration a l’inconvénient de faire comme si la situation dans laquelle nous vivons était déjà désirable, comme si nous avions intérêt à « retrouver » l’équilibre. Bien sûr, la justice réparatrice ne se contente pas (toujours) de restaurer au statu quo ante. Mais le fait que certaines stratégies réparatrices aient pu être adoptées par le système punitif-carcéral (qui offre parfois des médiations à la place ou en plus des punitions) impose de se demander s’il ne serait pas possible d’aller plus loin5.

Pour le philosophe-poète africain-américain Fred Moten et son compagnon Stefano Harney6 la dette sociale (ici des agresseur·es) n’est pas une chose dont nous pourrions nous acquitter (par une peine de prison, par une amende).

« … la justice réparatrice est toujours le règne renouvelé du crédit, un règne de terreur, une rafale d’obligations à remplir, mesurer, respecter, endurer. La justice n’est possible que lorsque la dette n’oblige jamais, n’exige jamais, n’équivaut jamais au crédit, au paiement, au remboursement. La justice est possible seulement lorsqu’elle n’est jamais demandée, dans le refuge de la mauvaise dette, au sein du public fugitif des inconnu*es et non dans les communautés, au sein des sous-communs … Chercher la justice à travers la réparation c’est faire le bilan de la dette, et l’équilibre n’est jamais atteint. … Il n’y a pas de refuge dans la réparation7. »

« Il n’y a pas de refuge dans la réparation », c’est-à-dire : la réparation empêche d’imaginer des alternatives, elle propose un management du pire plutôt que de revendiquer la fin d’un monde inique. Ainsi au lieu de « réparer la communauté » (au risque de la reconstituer, identique à elle-même, dans son entre-soi), il s’agit de la transformer.

Si ce sont spécifiquement les luttes queer, noires et anti-racistes qui s’engagent sur cette voie abolitionniste, c’est qu’il y a une longue histoire des combats pour les droits civiques où la dénonciation des injustices conduit paradoxalement à plus de répression. Ainsi du « féminisme carcéral8 » : quand la lutte contre le viol et les violences faites aux femmes exacerbe la répression policière, en particulier à l’égard des masculinités non blanches, fantasmées comme menaçantes et prédatrices. De même pour « l’homonationalisme9 » : quand l’octroi du droit au mariage « des couples de même sexe » permet de rallier les minorités sexuelles derrière l’État-nation censé les défendre contre des peuples et des pays du Sud global réputés homophobes. Antidote à ces récupérations (parfois plus que consenties par certaines branches du féminisme et des mouvements lgbt), les pratiques d’entraide communautaire sur lesquelles s’appuie la justice transformatrice fournissent des espaces de sécession, des espaces contre-apposés à la société civile et à sa capacité au recrutement « multiculturaliste » des minorités. Un paradigme de ces pratiques d’entraide est déployé par la tradition radicale noire qui, des Black Panthers aux formes contemporaines d’afropessimisme et d’anarchisme Noir, insiste sur l’impossibilité de réforme des institutions suprématistes blanches et sur la nécessité de développer des alternatives fugitives (c’est-à-dire : sans oublier qu’on n’a pas toujours le luxe d’échapper à la prise de la police et qu’il peut être stratégiquement souhaitable de la réformer, élaborer aussi les moyens de la fuir)10.

C’est ainsi en refusant le recrutement des sociétés punitives que le mouvement pour la justice transformatrice naît : comme une spéculation abolitionniste11 dans le sillage des luttes contre le racisme anti-noir. La justice transformatrice propose non seulement d’abolir la police, d’abolir les prisons, mais plus profondément d’abolir le système (étatique, capitaliste, colonial) qui les a rendues possibles.

La théoricienne politique Jackie Wang a proposé de nommer « capitalisme carcéral » le système perpétué par la logique punitive : inscrivant la prison dans l’héritage du capitalisme racial et du système plantationnel-esclavagiste, elle fait le lien entre d’un côté la définition des personnes noir·es comme biens meubles par le Code noir et les pratiques de transbordement lors de la traversée de l’Atlantique, et de l’autre, l’incarcération de masse des minorités raciales contemporaines, jetées par-dessus le bord de la société civile blanche12. Opposer une « culture de l’indispensable13 » à l’extractivisme : voilà ce que propose la justice transformatrice.

Une transformation à l’échelle des relations

« Transforme-toi si tu veux transformer le monde. »

Grace Lee Boggs

« L’agresseur·e doit être puni·e » : depuis mon enfance jusque dans mes films de super-héros et mes séries policières, voilà ce que me raconte le système pénal qui a colonisé mon imaginaire (peuplé de méchant·es que des justiciers frappent et mettent sous les écrous). J’ai beau savoir que la prison et la police sont mauvaises et qu’elles font plus de mal que de bien : comment apprendre à sentir et à restructurer mes propres passions quand je suis confrontée à une agression ? Quand je suis agressée, quand un·e proche est agressé·e, mais aussi, quand je suis reconnue comme agresseure, quand un·e proche est reconnu·e comme agresseur·e. Oh comme je reconnais facilement alors le désir de punir, d’exclure, de dénoncer, de faire honte, de pointer du doigt cellui qu’on a dénoncé·e comme agresseur·e ; ou alors : comme je reconnais facilement mes propres pentes de déni, de manipulation, de contre-accusation que je fais porter sur l’autre qui m’accuse ou accuse mes proches.

Sous quelles conditions pouvons-nous déjà, là, maintenant, pas plus tard quand l’abolition aura eu lieu, mais en l’effectuant déjà, autant que possible et de manière sous doute fugitive et imparfaite, vivre des relations un peu moins intoxiquées par le désir d’éradiquer nos ennemi·es et nos agresseur·es ? Voilà une question que la justice transformatrice permet de poser : pas pour dire qu’il faudrait ou qu’on serait toujours capable de recourir à des alternatives à la punition, à la dénonciation, à la police et même à la prison ; mais pour se demander si déjà, dans les interstices de ce systèmes de mort, des herbes sauvages ne seraient pas capables de pousser ?

De fait, la justice transformatrice a d’abord été pensée non pas pour la société dans son ensemble, ni même pour les communautés minorisées, mais pour le milieu plus restreint encore de ce qu’on appelle parfois aux États-Unis le Mouvement (entendons : le mouvement pour les droits civiques des citoyen·nes africain·es-américain·es) et plus généralement des associations et des partis luttant pour la justice sociale. C’est notamment l’objet de La révolution commence à la maison. Se confronter aux abus entre partenaires dans les communautés militantes, l’anthologie souvent considérée comme le véritable point de départ de la justice transformatrice, et qui présente les histoires de différentes initiatives intracommunautaires où des militant·es pour la justice sociale (handie, queer, trans*, anti-raciste) sont confronté·es à la violence dans leur intimité et tentent de trouver des solutions alternatives à la même police contre les abus de laquelle leurs mouvements s’organisent14.

L’enjeu militant ici est, comme le dit l’écrivaine et « activiste du plaisir » adrienne maree brown, de travailler non seulement à la construction d’une masse critique de personnes dédiées à une idée (par exemple : le vote pour tel·le ou tel·le candidat·e), mais aussi d’ancrer le mouvement dans un ensemble de relations critiques, c’est-à-dire de relations capables de soutenir et d’incarner la remise en question des violences systémiques15. Il est facile de sacrifier le présent au nom du futur pour lequel nous luttons, oubliant d’examiner dans nos vies la manière dont les mêmes dynamiques d’oppression que nous fustigeons au plan du capitalisme mondial intégré viennent se reproduire et se soutenir dans nos relations les plus quotidiennes.

Enfermé·es dans l’imaginaire carcéral

« Nous vivons dans l’imagination de quelqu’un d’autre. »

adrienne maree brown

Les publications autour de la justice transformatrice, on l’a dit, sont ancrées dans la pratique : il s’agit pour l’essentiel de témoignages et de boîtes à outils, et plus rarement de discours théoriques qui feraient l’apologie de l’abolition du point de vue de la philosophie du droit ou de la théorie politique, ou qui proposeraient des conceptualisations anarchistes de la communauté, de la responsabilité ou de la binarité victime innocente/agresseur·e coupable.

Cette absence de théorie s’explique d’abord par le désir de créer un ensemble de savoirs les moins récupérables possibles : l’absence de « grande » théorie scalable (c’est-à-dire réplicable à n’importe quelle échelle, y compris celle de l’État-nation16) et d’auteurice à laquelle on pourrait attribuer la maternité de la pratique permet une diffusion plus locale, de proche en proche.

Il n’y a notablement pas de formation en justice transformatrice, car la plupart des acteurices du champ se refusent à se présenter comme expert·es, et affirment l’absence de formule toute faite, d’une manière critique vis-à-vis de la justice restauratrice dont les cercles de parole, par exemple, ont fait florès au point de pouvoir faire l’objet de formations aisément consommables, et où le travail de transformation réelle de la communauté peut ainsi être remplacé par une formation obligatoire pour les personnels de tel ou tel collectif. Comme le dit l’éducatrice et militante abolitionniste Mariam Kaba :

« Je ne pense pas que ce travail soit une question d’expert·es. Et je veux vraiment que ce soit quelque chose que chaque personne qui en a le désir puisse s’essayer à faire. Je ne veux pas que les gens commencent à croire qu’il faudrait une certification pour le pratiquer. … Je ne veux pas de ce qui se passe avec la justice restauratrice et les entraînements aux cercles de parole, parce qu’un des résultats de cela, c’est que les gens croient qu’ils ont tout compris à la justice restauratrice une fois qu’iels ont fait la formation17. »

Autrement dit, si transformation il doit y avoir, elle ne peut être que la transformation réciproque de « l’outil » (la justice transformatrice) et des « utilisateurices » (les communautés, les survivantes, les agresseur·es) : l’outil ne peut être un objet stable qui pourrait être répété ou déplacé à d’autres champs sans être lui-même modifié par ce déplacement. C’est ce que dit ce poème d’Octavia E. Butler, régulièrement cité dans les espaces de justice transformatrice :

« Tout ce que tu touches

Tu le changes

Tout ce que tu changes

Te change »

Une deuxième raison de refus d’une théorisation disciplinaire tient à une réflexion plus large sur la manière dont le langage moderne/colonial est traversé de part en part par des binarismes (notamment victime vs. coupable) qui conduisent à l’impossibilité d’une pratique transformatrice de la justice. De ce fait, un travail poétique de la langue, une indiscipline littéraire, est requise. Des ouvrages de SF édités par adrienne maree brown18 à la poésie spéculative féministe Noire chez Alexis Pauline Gumbs, on trouve une affirmation claire et répétée de la nécessité d’inventer une langue qui ne réitère pas l’oppression par les associations sémantiques qu’elle suggère. Dans Undrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, par exemple, Alexis Pauline Gumbs retravaille les descriptions qui sont faites des mammifères marin·es dans les manuels scientifiques, trouvant des langages incriminant de « jeunes délinquants » chez les phoques à capuchons (présentés comme délinquants parce que se séparant momentanément du groupe), ou considérant négativement la « noirceur » du poil de certaines orques (présentées comme cherchant à éluder sournoisement le regard du scientifique qui cherche à les observer). Voilà en un sens, une part importante de la littérature de la justice transformatrice : une recherche acharnée de manières de dire autrement le monde19.

L’un des virelangues principaux que la justice transformatrice emprunte à la tradition féministe consiste à parler de survivant·es plutôt que de victimes de violence ou de viol : l’enjeu est de retourner l’incapacitation forcée sur les survivant·es20, et d’au contraire présenter les personnes qui ont fait l’objet de violences comme des sujets qui ont développé des stratégies pour y survivre. Il ne s’agit pas d’un irénisme, il ne s’agit pas de dire que vivre au milieu des violences est chose aisée, ou qu’on pourrait les oublier. Il s’agit plutôt et plus humblement d’apprendre à célébrer la puissance de celleux qui survivent au milieu de conditions impossibles.

Inversement, des mots comme perpetrator (« perpétrateur·ice ») ou abuser (« agresseur·e ») sont substitués à la conceptualité plus habituelle du criminel ou du coupable. Comme pour les survivant·es, un des enjeux est de rendre possible et pourvue de sens, la phrase « je suis un·e agresseur·e », ce qui, dans un régime judiciaire où l’aveu est incriminant, est quasiment impossible. Sous le régime judiciaire de l’aveu, seul·es les victimes/les innocent·es parlent librement ; les agresseur·es/les coupables sont mis à la question et n’avouent que devant le jugement de Dieu21. À l’inverse, la justice transformatrice travaille à rendre possible pour les agresseur·es de reconnaître leur/notre participation à la violence, ce qui – à nouveau – exige un travail profond sur notre idée de la communauté, où un·e agresseur·e se présentant comme tel·le et comme impliqué·e dans un processus de guérison pourrait être accueilli·e parmi nos proches.

Des processus de responsabilité communautaire

Un témoignage d’un tel travail de fond, qui s’effectue tant au plan du langage utilisé qu’au plan des relations, est donné dans le documentaire Hollow Water où la réalisatrice Bonnie Dickie enquête sur une petite communauté ojibwé (un peuple autochtone du Canada), grevée par des générations d’abus sexuels et physiques sur les enfants22. Le film rend compte de la manière dont, après des années de tentatives infructueuses avec le système judiciaire de l’État canadien, un système alternatif s’appuyant sur les pratiques pré-coloniales de justice est mis en place par des travailleur·euses sociales ojibwé. Dans ce système alternatif, les survivant·es sont protégé·es des agresseur·es, mais celleux-ci ne sont pas éloigné·es de leur communauté : iels continuent d’y vivre, et suivent un processus de guérison, principalement par la parole, et qui implique souvent l’ensemble de la communauté. Dans une scène clef, on peut voir des parents ayant abusé sexuellement et physiquement leurs enfants témoigner face caméra de leurs abus (qu’ils ne cherchent jamais à excuser) et des processus de guérison transformatrice traversés par eux et par leur communauté (qu’ils considèrent comme jamais finis).

En écrivant ces lignes, comme en voyant le film, je sens l’impossibilité et l’interdit qui pèse sur ce que j’essaye de formuler : comment le lexique du pardon, de l’apologie, de la salvation, ou au contraire du crime impardonnable, de l’inexcusable, de l’irrémissible, essaye de se glisser en moi avant même que je n’aie eu une chance de raconter ou de voir l’histoire. Mais justement ce que fait le film, et l’action qu’il documente, c’est de nous tenir en dehors du schéma salvifique de la rédemption, pour plutôt rester avec la violence (violence de la colonialité et violence des parents sur leurs enfants, ensemble, pas séparées), ne jamais prétendre la résoudre, mais trouver les formes les plus ajustées et les plus exactes de réponses qui ne la reproduisent pas23.

Nous ne serons pas parfait·es

Une description idéal-typique d’un processus de responsabilité communautaire pourrait être la suivante : « une personne allègue une agression ; un groupe de personnes se constitue en groupe de soutien pour cette personne ; ce groupe de soutien décide d’un processus et organise un groupe de soutien similaire pour “l’agresseur·e”, groupe qui aura pour fonction de soulever le problème auprès de cette personne ; l’agresseur·e accepte de participer au processus ; les deux groupes se réunissent à l’occasion d’une session menée par un·e facilitateurice “neutre”, où chaque parti a le temps d’exprimer ce qu’iel ressent ; “l’agresseur·e” reconnaît sa responsabilité et un accord est établi sur les étapes à suivre pour réparer la souffrance (par exemple : en informer les partenaires à venir, ou suivre une thérapie) ; “l’agresseur·e” suit les dispositions de l’accord et est régulièrement suivi par son groupe de soutien, de même que læ survivant·e24. »

Comme on peut l’imaginer, il y a bien des manières pour que les choses se passent mal (on pourrait dire : à chaque étape, un mauvais tournant peut être pris), et il y a de fortes chances pour que le processus soit l’occasion d’une réactivation de la violence. Si la question est de savoir si la justice transformatrice est « efficace », la réponse est donc sans doute négative.

Mais si l’on envisage la justice transformatrice comme une pratique, c’est-à-dire quelque chose qui s’apprend en se faisant, alors les erreurs, les échecs, ne sont pas vus comme des scories à éliminer, mais plutôt comme des éléments essentiels des processus à traverser. Comme le dit un poème souvent mobilisé dans le mouvement :

« Un espace sans risque, ça n’existe pas

nous sommes dans le monde réel

chacun·e d’entre nous porte des cicatrices

et chacun·e d’entre nous a infligé des blessures.

Cet espace

cherche à réduire le bruit du monde extérieur

et à amplifier les voix qui doivent se battre pour être entendues ailleurs.

Cet espace ne sera pas parfait.

Il ne sera pas toujours ce que nous voudrions qu’il soit

Mais

Ce sera notre espace ensemble

et nous y travaillerons côte à côte25. »

De même que la communauté envisagée par Sarah Schulman – cet endroit où nous nous rendons des comptes les un·es aux autres –, le monde esquissé par la justice transformatrice n’est pas une utopie de justice parfaite qui fonctionne sans accroc. Au contraire, l’accroc, l’hésitation, la précarité des solutions, la vulnérabilité de chacun des partis, en forment le cœur. Et c’est en raison même de cette précarité des solutions que la justice transformatrice nous invite à travailler à la transformation ensemble, côte à côte.

1Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, (2012), traduit de l’anglais (États-Unis) par Julia Burtin Zortea et Joséphine Gross, Paris, B42, 2021.

2Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, (2002), traduit de l’italien par Léo Texier, Paris, Seuil, 2021.

3Audre Lorde, « On ne démolira jamais… » (1978), Sister Outsider, traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali C. Calise, Carouge, Mamamélis, 2003, p. 115.

4Howard Zehr, Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice, Scottdale, PA, Herald Press, 1990, cité in Ruth Morris, Stories of Transformative Justice, Canadian Scholars’ Press, 2000, p. 6.

5On trouve cet argument dès la naissance du concept de « justice transformatrice » sous la plume de Ruth Morris dans les premiers zines qu’elle auto-édite au début des années 1990 (cf., par exemple, A Practical Path to Transformative Justice, Toronto, Rittenhouse, 1994). Pour une critique plus systématique du flou qui règne autour du concept de « justice restauratrice » et de son succès commercial, notamment auprès des élites conservatrices qui l’ont adopté sous la forme d’une vision évangéliste-rédemptrice des processus de réparation, cf. Sandrine Lefranc, « Le mouvement pour la justice restauratrice : “an idea whose time has come” », Droit et société, no 62/63, 2006.

6Stefano Harney et Fred Moten, Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire, (2013), traduit de l’anglais (États-Unis) collectivement, Paris, brook, 2022, p. 194. Pour une intensification décoloniale du concept de dette impayable, cf. Denise Ferreira Da Silva, Unpayable Debt, Sternberg Press, 2022.

7Fred Moten et Stefano Harney, Les sous-communs, op. cit., p. 77.

8Elizabeth Bernstein, « The sexual politics of the “new abolitionism” », differences, vol. 18(3), 2007 ; cf. également Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019, p. 147 sq.

9Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maxime Cervulle et Judy Minx, Paris, Amsterdam, 2012.

10Marquis Bey, Anarcho-Blackness: Notes Toward A Black Anarchism, Chico (CA), AK Press, 2020 ; Norman Ajari, Noirceur. Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au 21e siècle, Paris, Divergences, 2021.

11La circulation du concept de justice transformatrice est intimement liée au mouvement africain-américain pour les droits civiques, pour les vies noires et contre les exactions policières. Les statistiques de trends.google.com montrent ainsi que le pic des recherches (juin 2020) concernant la justice transformatrice correspond au pic des recherches concernant l’expression « Black Lives Matter », mouvement fondé en 2013 suite au meurtre de Trayvon Martin par un « surveillant de voisinage » à Sanford en Floride, mais qui connaît un regain international au cœur de la pandémie de Covid-19 à la suite du meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis.

12Jackie Wang, Capitalisme carcéral, (2018), traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Bouin, Paris, Divergences, 2019.

13Kai Cheng Thom, « Huit pas vers une culture de l’indispensable (plutôt qu’une culture du jetable) », (2016), traduit de l’anglais (Canada) anonymement, Le village, #1, 2020 ; zine-le-village.fr

14Ching-In Chen, Jai Dulani & Leah Lakshmi Piepzna-Samarashina (dir.), The Revolution Starts at Home: Confronting Intimate Violence Within Activist Communities, Chico (CA), AK Press, 2016.

15adrienne maree brown, « Embracing Pleasure, Fractal Responsibility, and the Power of Imagination », Sounds True, 2021 ; resources.soundstrue.com/walking-together

16Anna L. Tsing, « Vers une théorie de la non-scalabilité », traduit de l’anglais (États-Unis) par Louise Julien, Multitudes, no 82, 2021.

17Mariam Kaba citée in Ejeris Dixon et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha (dir.), Beyond Survival. Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement, Chico (CA), AK Press, 2020, pp. 290-291.

18adrienne maree brown et Walidah Imarisha (dir.), Octavia’s Brood: Science Fiction Stories from Social Justice Movements, Chico (CA), AK Press, 2015 ; cf. également la collection « Black Dawn » chez le même éditeur.

19Alexis Pauline Gumbs, Undrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, Chico (CA), AK Press, 2020. Le livre est paru non seulement dans la même maison d’édition anarchiste que la plupart des anthologies de justice transformatrice, mais plus spécifiquement dans la collection « Emergent Strategy » d’adrienne maree brown, qui réunit différentes publications en lien avec le mouvement.

20Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.

21Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, (1981), Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2012.

22Bonnie Dickie, Hollow Water, 48’, 2000; www.nfb.ca/film/hollow_water

23Cet exemple doit être mitigé par le fait que la justice ojibwé n’est pratiquée qu’avec l’aval de la justice canadienne, et donc toujours encadrée et contrôlée par le système punitif-carcéral. Pour une critique de la manière dont les justices locales, loin d’être des manières de lutter contre l’emprise de l’État-nation colonial, peuvent être recrutées par lui pour étendre son emprise sur des domaines et des pratiques jusque-là hors de sa portée, cf. Richard Hofrichter, Neighborhood Justice in Capitalist Society: The Expansion of the Informal State, Westport, Greenwood Press, 1987.

24Dysophia 5, What about the rapists?, 2020 ; archive.org/details/whatabouttherapists

25Il s’agit d’un poème écrit par Beth Strano sur la porte d’entrée de The Space, une communauté anarchiste à Phoenix, Arizona. Le poème a longtemps été circulé par la militante et justice doula Micky ScottBey Jones sous une forme légèrement modifiée et sous le titre « An Invitation to Brave Space ».