Tu es cyclothymique. Tu pars au quart de tour. Tu t’emballes. Tu t’enfermes dans ton coin. Tu n’es pas normale. Tu travailles trop. Tu veux vérifier ce que dit la maîtresse ou le professeur. Tu fais des taches. Tu ne manges pas bien. Tu racontes des histoires à dormir debout. Tu es une fille parmi les filles mais tu n’es pourtant pas faite comme elles. Tu n’es pas belle. Tu préfères lire à te faire les ongles. Tu ne veux pas ressembler à tes professeurs. Tu expliques aux copines dans le couloir ce qu’elles n’ont pas compris. Tu as fait d’avance tous les exercices du livre de mathématiques. Tu es un peu folle mais pas trop.

Tu as toujours le cul entre deux chaises, entre la famille et les amis. Entre les chrétiens et les arabes. Entre les bonnes élèves et les mauvais. Entre les tendances de gauche étudiantes. Entre les deux camps dans la bataille de la fin du cerfi, ton groupe d’appartenance. Les chaises s’écartent complètement. Et tu tombes. Le métro te tente, ton corps ne suit pas. Il est emmené à l’hôpital.

La chimie s’en mêle. Il te manque une case. Elle sera comblée par le lithium. Un médicament sympathique aux effets secondaires peu connus, peu étudiés. L’essentiel c’est de le prendre. Toute la vie, maintenant que le manque a été caractérisé : pas le manque de lithium, le manque à être normal que le lithium incarne à l’envers, puisque quand on l’enlève cela redémarre : crise maniaque en marche, dépression conséquente, accroissement de l’insupportabilité naturelle de la bonne femme.

Tremblements, dus au lithium c’est bien connu, effets secondaires imparables. Écriture manuscrite, compte-rendus de réunions, poèmes, réflexions, terminé. Certains disent du lithium qu’il met dans le même état que les vaches qui regardent passer les trains. Organiser la passivité.

Genre féminin mal assumé, sauf maternité. Tu aurais pu faire mère porteuse, mais c’est mal vu. Faire femme, cela c’est impossible. Vache allaitante peut-être, un rêve d’enfance. Une vache intellectuelle, la vache qui rit à l’infini, la vache sérieuse qui voudrait arriver à parler mieux du validisme en psychiatrie.

Nous sommes tous censés être normaux, et personne ne l’est vraiment. Les circonstances se chargent d’entraîner certains dans l’abîme, dans l’enfermement. Les autres disent qu’iel était déjà comme cela avant, légèrement, il y avait des signes prémonitoires. La barrière entre fou et non fou se construit. Les médicaments, les médecins, vont remplacer le moral par le chimique. Cela ira mieux. Cela permettra de vivre ensemble. Le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, DSM, viendra à leur secours pour prescrire les médicaments presque automatiquement.

« Schizophrène affectif » : n’est calmé, « contenu », que par l’association des médicaments contre la schizophrénie et contre la psychose maniaco-dépressive. Effets secondaires cardiaques importants. Petites natures s’abstenir. Crises répétitives certaines. Genre plutôt masculin, mais pas toujours. Ont des problèmes d’attachement trop importants à leur maman. « Psychose de la protestation », dit un historien de la psychiatrie (Metzl), qui observe qu’on appelle et qu’on enferme comme « schizophrènes » les hommes noirs qui luttent pour les droits civiques.

« Si l’homme n’est pas fou c’est qu’il n’est rien. Le problème c’est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n’êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu’un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez. Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l’hôpital psychiatrique, parce que les fous qu’on met dans les hôpitaux psychiatriques, c’est des types qui ratent leur folie. » (Tosquelle)

Fous en tous genres courent les rues, tuent parfois, délirent et ne respectent pas le deuxième commandement. À l’autre bout de la planète des états ne le respectent pas non plus. La folie est partout, écart de chacun de la place assignée à la naissance, production d’une vie, conquête de liberté, avec tous les ingrédients à portée, y compris chimiques, mais non subis, apprivoisés. Alors quoi ? Laisser faire l’autre, le regarder, ne pas prendre sa place, ne pas le pousser, pratiquer l’égalité qu’elle ou qu’il soit, apprécier tous les genres.

Références

Metzl, Jonathan. The Protest Psychosis: How Schizophrenia Became a Black Disease. Boston, Beacon, 2010.

Tosquelles, François. Soigner les institutions, textes réunis par Joana Maso, Paris, L’Arachnéen, 2021.