91. Multitudes 91. Eté 2023
Mineure 91. Chili, dynamiques démocratiques

Feux intentionnels, broderies collectives

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« Jai vu comment les jeunes de luniversité avaient des armes pointées sur eux,

Jai vu ça et cest pour ça que jai brodé. »

Elsa Romo, « arpillerista1 » de Melipilla

Écrire et analyser ce que nous vivons à partir de la réalité même qui nous préoccupe est un défi. Mes codes d’écriture ont été plutôt attachés à ce que l’on entend par l’objectivité du journalisme ou à ce que l’on entend par la subjectivité de l’écriture littéraire et poétique. Le registre analytique se déplace entre les deux plans, et peut-être que ce va-et-vient entre ce qui est propre et ce qui est étranger est lié à ce dont je traite dans ce texte. Après un long moment de silence, de désengagement, d’incompréhension et de perplexité, il est complexe de se référer au scénario social qui nous traverse. Cet espace est donc aussi l’occasion d’essayer de lire cette incompréhension, ce bombardement d’images, ces innombrables moments historiques et quotidiens encore en cours de digestion. D’entrer dans le dire et dans l’écrire à partir de ces sensations, pratiques et sentiments, de moduler et réfléchir à l’impact de ce qui s’est passé, à ce qu’il nous reste après la défaite d’un projet qui, pensions-nous, allait nous embarquer en masse vers une nouvelle démocratie plus égalitaire. Je veux parler de la défaite du 4 septembre de l’année dernière, qui a anéanti la possibilité de vivre sous une constitution écrite pour nous et par nous, de vivre sous la protection d’un « tissu commun ».

J’écris ce texte dans une petite ville de transit du sud du Chili, pendant la période de vacances d’une grande partie de la population locale, dans le désarroi de quitter la routine du travail, mais de revenir à l’ordinateur pour essayer de taper à la machine. Ces premiers paragraphes, qui cherchent à expliquer le contexte de production de ce texte, sont aussi une excuse pour se réchauffer les doigts, pour commencer à taper sur ce qui nous convoque. Mais il est difficile d’aller à l’essentiel. Peut-être que contourner et spéculer sont des manières d’arriver au centre, s’il y en a un. Lorsque nous brodons, nous partons parfois de n’importe où jusqu’à ce que nous trouvions un centre. Il se peut aussi que cette réflexion n’ait pas de point unique, mais plutôt des nœuds dans lesquels la subjectivité dialogue et se croise avec des faits, des temporalités et des plans de connexion. Parler de la situation sociopolitique actuelle du pays, c’est parler de tout, car au-delà de la continuité évidente de l’histoire, tout est bouleversé par ce que nous avons vécu ces derniers temps.

Dans ce voyage à travers le sud, le pays est en feu. Il n’est pas exagéré de le dire ainsi : le pays est en feu. Entre les lignes de bus sur lesquelles je me déplace pour rendre visite aux différents amis que je me suis faits dans les territoires, la fumée est une constante. Les souvenirs de ce que nous avons vécu au cours de ces années aussi, avec leurs conséquences. Le sud du pays brûle alors que nous essayons de nous reposer d’un lourd 2022, d’un plébiscite perdu, de la consternation causée par ce résultat écrasant, des attentes placées (non sans critiques concernant le processus), du traitement de ce qui n’a pas été, de ce que le texte constitutionnel proposé aurait abordé de manière imminente pour les décennies à venir : un pays en situation d’urgence environnementale, dans lequel la nature serait l’objet d’une protection. Une possibilité de comprendre, entre autres, l’urgence de « faire » plus que d’« attendre » que la saison des incendies de forêt commence chaque été.

Les incendies de forêt sont intentionnels. Nous le savons sans le savoir. Les intérêts des entreprises forestières à défricher des terres pour les acheter semblent nous donner des indices clairs. Il y a aussi des tentatives de terrorisme, mais le contexte qui favorise sa propagation est également intentionnel. Nous sommes en effet face à un incendie réel et symbolique dans lequel le sentiment de malaise et d’impuissance prédomine.

Sur cette même route, je vois des arbres brûlés, ou ce qu’il en reste. Ce sont des traces de ce qu’ils ont été et qui, selon leur degré d’endommagement, pourrait revenir à quelque chose qui ressemblerait à leur passé. À la différence de ces arbres possibles, il n’est pas si évident que nous puissions également revenir à cette accumulation de volontés et de raisons qui ont déclenché la possibilité d’un changement constitutionnel, dans un contexte méridional démocratique ou, du moins, sans précédent dans sa gestation et son développement. La vitalité de nos troncs peut avoir d’autres temporalités que celles de la résilience végétale.

Comment a-t-on vécu et participé activement à la révolte sociale, quelles énergies ont mobilisé cette nécessité que nous vivons en tant que société, comment cette volonté s’est-elle exprimée et collectivisée, et que reste-t-il de cette énergie pour continuer sur la voie de la collectivisation ? Nous ne le savons pas encore, mais un héritage de ces expériences est que certaines pratiques et certains espaces de rencontre qui étaient à l’arrière-plan, ou qui jusqu’alors n’étaient vécus que de manière plus privée, se poursuivent malgré cette défaite. Beaucoup de ces pratiques sont liées à l’expression de la subjectivité, au partage de ces vitalités entremêlées, tissées ensemble. Je parle des arts, notamment du graphisme, de la performance et aussi de la création textile.

Dans cette idée de croisements temporels et de la manière dont les parties sont traversées par le tout, le « textile » (et « le » textile) a été l’un des mécanismes d’expression les plus visibles et les plus répandus dans son déploiement ces derniers temps, bien que les origines de cette pratique au Chili soient précolombiennes, avec une forte présence dans les moments de résistance politique. Au-delà de l’attention particulière accordée à cette pratique dans les manifestations précédant l’explosion sociale et au cours de son développement (dans le contexte du 18-O et de la violente répression policière qui a privé de vue de nombreuses personnes et où de milliers d’yeux ont été brodés dans différents formats, couleurs et surfaces), à l’heure actuelle – le 8 mars même – la présence de dispositifs textiles continue d’être bien visible. Presque littéralement, les rues sont « tissées », de nombreuses banderoles fabriquées à la main et au poing, par exemple.

Dans les pièces textiles en tant que moyens d’expression d’idées et de revendications, le passé de celles qui détiennent la connaissance du tissage, de celles aussi qui l’ont utilisé pour résister et exprimer leurs expériences (c’est le cas par exemple des femmes proches des personnes arrêté·es puis disparu·es pendant la dictature militaire dans notre pays), convergent avec le présent de l’apprentissage de ces techniques et de leur transmission intergénérationnelle, marquée par la collaboration entre des femmes d’âges différents. De même, l’approche créative de certains thèmes et leur usage en tant que mécanisme de protestation, sortent les textiles de la place ornementale et privée à laquelle ils sont généralement assignés. À ces dimensions s’ajoutent la collectivisation créative et son inscription dans l’espace public : dans le textile, les processus communs peuvent être incarnés et transportés, les contenus peuvent être conçus sans que les ressources soient fondamentales en raison de la simplicité des matériaux, et les sentiments collectifs peuvent être incarnés sans la théorisation nécessaire qui précède la pratique. J’insiste sur l’idée de « transport », car sa matérialité même est « portable », elle est « empruntable ». Elle est aussi extensible et infinie. Une toile peut dériver en une autre, des pièces peuvent lui être ajoutées, les histoires que ces jutes racontent peuvent être étendues, des demandes inachevées peuvent être incorporées aux broderies dans un pays socialement injuste comme le Chili. Dans un pays qui, de surcroît, a récemment rejeté une proposition prometteuse.

Je retourne à mon voyage dans le sud, je prends ce fil, je le tresse. Pendant que le pays brûle, j’embarque. Je le fais depuis des années pour différentes raisons dans lesquelles, sans trop y penser du point de vue de l’action, mais en le regardant à partir de l’analyse contextuelle, les réflexions soulevées trouvent une réponse. Je le fais aussi, et peut-être d’abord, instinctivement. Je le fais en évoquant les tissus qui étaient dans ma maison, les quelques-uns qui y sont encore, et qui ont été brodés par ma mère et mes tantes, ces tissus qui couvrent les tables ou ornent quelque coin. Je brode pour apporter cette affectivité et cette mémoire dans un espace organisationnel avec mes collègues de travail, dans mon bureau de gestion des communications, ou sur le plateau de radio où j’anime une émission. Avec mes collègues, une communauté de travail s’est formée après avoir créé ensemble, en 2019, une grande toile représentant les travailleurs de la Maison centrale de l’Université du Chili, une tâche qui nous a pris des mois et qui a proliféré en d’autres pièces connexes, telles que des slogans et des revendications syndicales, la représentation d’une travailleuse de notre institution assassinée sur le chemin du travail, des écharpes violettes, et bien d’autres choses encore. Différentes pièces, mais toutes liées entre elles. Avec d’autres camarades, j’ai également brodé un slogan de lutte pour les survivants de la violence sexuelle politique pendant la dictature, déclarant cette pratique d’abus abominable comme l’un des outils du terrorisme d’État. Je continue à broder, avec des centaines de femmes inconnues d’une association de « arpilleristas », les noms des personnes mortes à cause du covid 19, à cause de la gestion sociale et sanitaire de la pandémie, à cause de ceux qui ont oublié l’histoire de ce pays qui a du mal à méditer ses tragédies. Je continue également à broder les souvenirs d’un groupe de femmes enlevées et assassinées dans la ville de mon enfance en créant leurs visages avec un matériau particulier : des cheveux. Des cheveux de femmes vivantes.

Le voyage continue, je reviens au matériau vital. Je voyage dans le sud, rendant visite à des amis que je n’ai pas vus depuis longtemps, au milieu de la pandémie, de la distance et des mois inhabituels. Nous parlons du malaise car ces ami·es et leurs amies, à leur tour, me rejoignent dans ma broderie, pas nécessairement pour broder. Comme beaucoup d’autres femmes, elles me font don de leurs cheveux. Certaines s’étonnent du matériau que j’utilise pour cette broderie, mais je m’explique : en croisant les histoires et en testant sa capacité à résister et à « peindre » une image, j’ai choisi les cheveux comme notre part de passé, comme ce qui meurt en nous, en étant vivant. C’est aussi quelque chose que je peux trouver n’importe où, que je porte et que je me vois porter. C’est une partie de moi que je mets sur le tissu pour que, à chaque point, l’image d’une autre femme devienne de plus en plus sombre : il s’agit de celle d’une des 14 femmes assassinées au début du XXIe siècle à Alto Hospicio, un petit village pauvre du désert d’Atacama, dans le nord du pays. Encore un détail : je ne me contente pas de broder avec mes cheveux, mais je les joins à ceux d’autres femmes, comme une manière de s’étendre et de se faire connaître les unes aux autres. Je ne suis pas la seule à mettre ma matérialité dans ce projet, mais nous sommes nombreuses à donner ainsi de nous pour rendre possible l’émergence des visages de ces camarades assassinées. Si nous ne pouvons pas réparer le passé dans ses effets, ceci est quelque chose que nous pouvons faire, que nous pouvons décider de faire et réaliser : donner de nous, donner de nous à la mémoire, rester là jusqu’à ce que la matière résiste, jusqu’à ce que les morceaux se perdent, jusqu’à ce que nous ne sachions plus où, jusqu’à ce que les incendies nous atteignent.

Qu’est-ce qui pourrait relier le meurtre d’une employée du service de nettoyage d’une université avec les points de cheveux de femmes amies de mes ami·es, qu’est-ce qui relie un slogan dénonçant la violence contre les femmes pendant la dictature avec l’élaboration de lettres tissées qui unissent une phrase d’espoir ou de dénonciation, ou quelles sont les possibilités de construire une histoire commune dans un projet qui crée des portraits de femmes assassinées avec les cheveux d’autres personnes qui ne les connaissaient pas et qui, autrement, finiraient à la poubelle ? Bien qu’il y ait des distances temporelles et relationnelles dans cet exemple et dans d’autres, l’art textile coïncide dans tous les cas avec un mode d’expression, un langage ; dans tous les cas, nous pourrions dire qu’un acte individuel peut être collectivisé, que représenter en mots ou en images est une forme de discours, même dans la pauvreté de ses moyens, et que ce que nous jetons, comme la mémoire elle-même ou comme nos résidus de vie, peut être réactivé à travers une pratique commune.

Je brode et mes camarades aussi. Nous brodons seules mais toujours en pensant à un projet collectif, ou nous brodons ensemble pour quelque chose qui est une seule et même chose. Parfois, nous brodons chacune pour ce que le moment nous demande de faire. Nous brodons pour être ensemble et pour nous accompagner quand nous ne le sommes pas. Nous brodons parce que c’est quelque chose qui est littéralement « dans nos mains » et dans l’espace invisible qui nous rassemble. Dans nos créations, nous pouvons spéculer, nous pouvons défier ou représenter la réalité d’une manière différente et affective, nous pouvons approcher l’horreur par l’action. Nous pouvons en faire quelque chose.

Qu’est-ce qui pourrait rapprocher l’histoire de Margarita Ancacoy – c’est le nom de la travailleuse universitaire assassinée – de celle d’autres personnes décédées ? La mémoire et le textile comme moyen de la construire, de l’élaborer à partir d’un autre lieu ; les souvenirs et la disposition des subjectivités dans une histoire qui utilise les techniques des ancêtres pour aborder le présent à partir d’un dialogue avec ceux qui nous ont précédés. C’est pourquoi, lors de ce voyage dans le sud, au milieu des incendies, de la mémoire des incendies qui ont embrasé les rues et même de ceux d’entre nous qui pensaient qu’un nouvel avenir serait bientôt tissé dans nos lois, il est devenu plus urgent pour moi de broder. C’est – littéralement – ce que j’ai sous la main pour dire, pour créer quelque chose à partir de ma volonté et de celle de celleux qui créent avec moi. Ce que j’ai le plus à portée de main pour ne pas perdre le fil de nos destins communs.

P. S. : Je termine ce paragraphe le jour où l’on commémore au Chili le « Joven combatiente », en l’honneur de deux jeunes hommes brutalement assassinés par les forces de l’ordre pendant la dictature. En cette année 2023, des camarades « compañeras arpilleristas » de la ville de Melipilla ont offert au musée de la mémoire de Santiago une tapisserie qui dépeint cet assassinat avec des couleurs et un rythme joyeux.

1Les « arpilleristas » sont des femmes qui brodent avec de la laine sur des toiles en jute, des tapissières. Cet art ancestral a été notamment développé par des mères et femmes des disparus durant la dictature.