Éloge de l’Extra-Terrestre
Mobiliser un nouveau régime d’imagination pour nous transformer en terrestres

🔊 Écouter

Actuellement, une pensée du terrestre se développe, qui prendrait le contrepied du Moderne et de ses conceptions. Notre énoncé pourrait être formulé ainsi : le terrestre a besoin de la particule extra de l’extra-terrestre pour être complet. Dit autrement : sans la figure de l’extra-
terrestre, le terrestre ne saurait être complet.

^{Cette figure de l’extra‑terrestre est Moderne}

De tous temps, les humains ont assisté à des phénomènes bizarres, que leurs représentations, cultures ou concepts ont permis de reconnaître. Depuis 1947, certains de ces phénomènes ont été identifiés comme relevant de la figure de l’extra-terrestre, et c’est la modernité qui a permis d’effectuer cette identification. Car les extra-terrestres n’atterrissent pas n’importe où ni à n’importe quelle époque.

Bertrand Méheust nous aide à nous repérer en mettant à jour l’histoire oubliée du merveilleux scientifique puis de la science-fiction. Les apparitions de soucoupes volantes, les enlèvements à leur bord ont été imaginés quarante à cinquante années avant les témoignages s’affirmant eux-mêmes comme réels, et de manière précise, au détail près, par des écrivains qui faisaient œuvre de fiction. Cette antériorité de l’imagination sur l’identification du phénomène, via la littérature d’anticipation, n’a pas été évaluée à sa juste mesure, alors même qu’elle est indissociable des conceptions « Modernes » du monde.

^{La nouvelle figure du terrestre rejette celle de l’extra-terrestre}

Le terme « terrestre » cherche à advenir et ses conceptions sont en cours de composition afin de remplacer le Moderne. Or, pour les terrestres, la figure de l’extraterrestre semble entachée par la Modernité, du moins elle nous ramènerait à des conceptions Modernes, d’où son rejet.

Puisqu’il faut s’inTerresser au vivant, sur Terre, il deviendrait extravagant et même nocif de conserver cette perspective d’autres vies dans l’univers. Atterrir est devenu un impératif des luttes terrestres.

Les terrestres seraient alors seuls dans l’Univers. Certes, la Terre devient dès lors peuplée de toutes ses entités terrestres desquelles les Modernes se sont désensibilisés, au point de les ignorer. Mais pourquoi donc retirer systématiquement sa particule Extra au terrestre ?

La puissance rencontrologique que les terrestres appellent de toutes leurs conceptions sur Terre ne peut-elle pas s’étendre au-delà d’eux ? Ce n’est pas tant que l’extra-terrestre ferait figure de transcendance, qu’il exercerait la puissance de l’Autre, de l’ambition totale en matière d’inconnu, mais qu’il nous servirait d’entrainement en matière de rencontres inédites.

^{Nous entraîner aux rencontres inédites}

La science-fiction d’une part, les témoins des phénomènes identifiés comme relevant des soucoupes volantes d’autre part, et enfin la Science qui recherche activement avec ses moyens technologiques de la vie dans l’Univers méritent d’être rapprochés. L’enjeu est de ne pas laisser seul le terrestre sur la planète, mais de lui mettre dans ses pattes une particule Extra. Non pas pour faire évader certains humains de cet enfer terrestre, non pas pour s’enfuir du berceau, mais pour au contraire disposer de cet entraînement à la rencontre.

Ces trois potentialités sont à utiliser afin d’effectuer les rencontres avec les entités terrestres, rencontres dont nous avons besoin afin de perdurer en l’existence, sinon nous serons seuls, définitivement seuls. Ce moment de la catastrophe bioclimatique exige une habitation commune de tous les vivants, une cohabitation, et des modes nouveaux de rencontres entre toutes les entités. Et les Modernes, que ce soit par la Science, par la Fiction, par la Science-Fiction, et même par l’ufologie, se sont entraînés à ce type de rencontres inédites. Les terrestres devraient se servir de cette faculté rencontrologique, et la renforcer.

Dit autrement, cette affaire d’extra-terrestre
est avant tout une histoire de rencontre. C’est ainsi que le Moderne a conçu et traité cette figure. Elle fut faite pour être rencontrée. Or, les terrestres, qui incarnent la nouvelle figure s’extirpant des conceptions Modernes, sont ceux qui doivent être les plus attentifs aux liens et aux rencontres avec les Autres terrestres.

Il ne faudrait pas exclure l’extra-terrestre de notre horizon, sinon le terrestre sera incomplet.

^{Passer d’un régime d’imagination moderne à un régime d’imagination terrestre}

Le concept de régime d’imagination, développé par l’anthropologue Charles Stépanoff, est utile¹ en notre affaire. Passer par ce concept nous permet de mieux identifier les phénomènes, et de mieux les rencontrer.

Le régime d’imagination des Modernes est caractérisé par la Fiction. Il s’agit d’une imagination qui est séparée du Réel. Ce qui relève de la Fiction est inventé par les humains seuls, elle est déclarée non-Réel. Cette séparation Fiction/Réel est aussi puissante que celle de Nature/Culture. Puisqu’il y a cette séparation, bien délimitée, il y a des institutions, bien établies, qui permettent l’invention de ces Fictions, qui protègent leurs
créateurs, qui diffusent au maximum leurs créations. Par ce régime d’imagination, qui institue une séparation forte d’avec le Réel, les Modernes disposent d’une liberté de création sans équivalent. En contrepartie, leurs créations sont coupées du Réel, elles n’ont en théorie pas prises sur le Réel, elles ne décident pas des actions du Réel. La liberté qu’ils ont gagnée est au prix de leur inefficacité sur le Réel. C’est ce qui distingue la Fiction des autres régimes d’imagination humaine, comme peut l’être le chamanisme. Le régime d’imagination des Modernes, la Fiction, empêche d’autres possibilités d’usage de l’imagination.

La figure de l’extra-terrestre est pleinement issue du régime d’imagination moderne. Cette figure est liée à l’usage de la Fiction. Hormis lorsque des témoins disent en avoir vus et rencontrés. En ce cas, le concept d’effiction peut être utile afin de qualifier ce qui se passe. Il signifierait l’efficace de la Fiction.

La Fiction, même si elle a existé à des périodes bien antérieures, et dans d’autres sociétés humaines qui n’étaient ni Modernes ni occidentales, est devenue un concept majeur du Moderne. Car c’est lui qui l’a le plus développé et pris au sérieux.

Les Modernes ont une manière réaliste de faire de la Fiction. C’est de cela dont on doit se défaire, de notre mode réaliste de faire de la Fiction. Mais la Fiction n’englobe pas toute l’imagination. L’imagination c’est autre chose. La Fiction Moderne est une forme qui ne convient plus car ses moyens sont dépourvus face aux phénomènes. Elle ne sait comment parler des entités terrestres, et pire encore : elle ne sait pas parler avec elles. Le régime d’imagination terrestre est à inventer, dans lequel la séparation Fiction/Réel est à reconsidérer.

Le phénomène des soucoupes volantes peut être interprété par l’effiction, c’est-à-dire cette capacité de rendre effective la fiction, l’effet que peut produire la fiction². Ce concept de l’effiction dispose de l’utilité d’effectuer des rencontres, c’est un mode rencontrologique. L’effiction permettrait le passage d’un régime d’imagination moderne à un régime d’imagination terrestre. C’est pour cette raison qu’il s’agit de convoquer la figure de l’extra-terrestre. Elle est dotée d’une capacité à l’effiction. C’est la figure qui permettrait le passage du moderne au terrestre, en recomposant cette séparation moderne entre Réel et Fiction.

A lire plus tard