94. Multitudes 94. Printemps 2024
Majeure 94. Justice handie pour des futurs dévalidés

Disability Arts − Arts handicapés
Définitions d’histoires en mouvement(s)

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Comment les vies handicapées apparaissent-elles dans les arts ? Comment infléchissent-elles les modes de représentations et comment les définir ? Tobin Siebers, théoricien à l’origine du concept d’esthétique handicapée (disability aesthetics), fait remarquer que de la découverte de la Vénus de Milo en 1820 aux représentations plus contemporaines d’Alison Lapper ou de Mary Duffy, l’histoire de l’art occidental est traversée de figures handicapées, même si elles sont rarement nommées (Siebers, 2008). Petra Kuppers définit la notion de culture handicapée (disability culture) comme une trajectoire qui s’incarne dans la différence entre une personne handicapée isolée et celles qui font groupe (Kuppers, 2011 :109). Ainsi, pour Siebers et Kuppers, le handicap désigne un qualificatif et une identité en mouvement, susceptible d’être notifié et interprété différemment selon les contextes dans lesquels il émerge.

Les arts handicapés peuvent alors référer à toute pratique artistique dans laquelle le handicap est explicite ou implicite et dont il est le point de départ, la thématique ou la méthode. Il peut s’incorporer et être mis à distance ou, au contraire, être affirmé et revendiqué. Si ces pratiques font parfois référence à une histoire politique du handicap au moment de leurs conceptions, celles-ci peuvent toujours en revanche se réenvisager à travers les interprétations politiques et socio-culturelles du handicap des époques qu’elles traversent et des méthodes qui les analysent.

Dans le cadre de ma présente recherche doctorale dédiée aux mouvements sociaux et artistiques handicapés, j’ai consulté quelques fonds d’archives sur trois des quatre territoires pionniers à avoir vu émerger une conceptualisation des disability arts : les NDACA (National Disability Art Collection & Archives) à High Wycombe en Angleterre, les DRILM (Disability Right and Independent Living Movement) à l’UC Berkeley en Californie aux États-Unis ainsi que certains documents issus des archives personnelles de Catherine Frazee au Canada.

− Dans le fonds britannique, majoritairement constitué de documents ayant appartenu à l’organisme artistique Shape Arts fondé en 1976, cohabitent autant la mémoire des fondateurices non-handicapé-es motivé-es par les bienfaits de l’art thérapie que celle de discours incarnés parfois qualifiés de radicaux, négativement par les premièr·es, fièrement par les second·es. Les magazines d’art archivés se font les chroniques d’une dissension au sein des pratiques artistiques handicapées. En effet, au milieu des années 1980, certain-es souhaitent s’organiser et obtenir le contrôle exclusif des affaires culturelles par et pour les personnes premièrement concernées par le handicap. Les fanzines et cabarets autogérés se multiplient alors.

− Au sein des archives états-uniennes, il est possible de retrouver quelques écritures créatives, slams et poèmes isolés datés du tout début des années 1980, mais il faut attendre 1985 pour retrouver traces des collectifs qui s’organisent entre personnes premièrement concernées et d’autre part, pour voir le phénomène de la performance handicapée prendre de l’ampleur.

Au Canada, c’est au milieu et à la fin des années 1990 que les archives témoignent d’une même aspiration structurelle.

La consultation de ces archives, qui ne sont toutefois qu’une mémoire partielle des mouvements sociaux et artistiques handicapés, complète la première définition en faisant remarquer la distinction possible entre les « pratiques artistiques handicapées » et les « mouvements artistiques handicapés » (disability arts movements), où la seconde occurrence renvoie à l’idée d’une organisation collective qui défend le « rien sur nous sans nous » et qui conceptualise et communique à propos des pratiques artistiques handicapées à travers ses propres termes et intentions.

Les arts handicapés sont donc inévitablement liés à la coexistence des différents modèles du handicap. Alors que les courants de l’art thérapie et de l’art brut émergent d’une conceptualisation biomédicale du handicap à travers laquelle la personne handicapée l’est par la déclaration d’une pathologie et d’un état à compenser, les pratiques des crip arts apparaissent, elles, dans le sillage d’un modèle affirmatif qui s’envisage comme espace politique d’une représentation fière et positive du handicap (Leduc, Véro et al. 2020) et/ou, de manière plus grinçante, comme un point de vue critique sur le validisme ou le capacitisme selon les contextes (McRuer 2006). Au Canada, par exemple, la scène crip s’est longtemps incarnée à travers le terme de « cripping the arts », un appel à subvertir le monde de l’art en reconnaissant le potentiel transformateur et transgressif du handicap (Chandler, 2019).

Dans son ouvrage Care Work: Dreaming Disability Justice, Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha discutant du projet artistique de performances Sins Invalid qui célèbre les artistes handicapé·es queers et racisé·es, s’interroge : les arts peuvent-ils servir dans la lutte pour une meilleure justice sociale ? Quels futurs peuvent-ils suggérer maintenant sans plus attendre l’inscription du handicap et de l’accessibilité aux agendas politiques ? Ielle écrit : « En tant que personnes opprimées nous ne contrôlons pas grand-chose mais une chose que nous pouvons parfois maîtriser, c’est la scène. » (Piepzna-Samarasinha : 150)

Références bibliographiques citées

Chandler, E. (2019). Introduction: Cripping the Arts in Canada. Canadian Journal of Disability Studies, (1), 1−14. https://doi.org/10.15353/cjds.v8i1.468

Kuppers, P. (2011). Disability Culture and Community Performance: Find a Strange and Twisted Shape. Houndmills and New York: Palgrave. p. 109.

Piepzna-Samarasinha. L. L. (2018). Care Work : Dreaming disability Justice.

Leduc, V. et al. (2020). Les pratiques artistiques des personnes sourdes ou handicapées au Canada − Glossaire. Montréal : Conseil des arts du Canada.

McRuer, R. (2006). Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability.

Siebers, T. (2005). « Disability aesthetics ». PMLA 120, no 2, 542‑546.

Siebers, T. (2008). « Disability aesthetics and the body beautiful: Signposts in the history of art ». Alter 2, no 4, 329‑336.