93. Multitudes 93. Hiver 2023
Majeure 93. Communs négatifs

Désaffecter les communs négatifs
Dialogue autour d’une politique éducative de l’amour

et

Partagez —> /

Elle1 – Bon, c’est bien beau de parler de soin et d’amour mais… en attendant j’ai surtout l’impression qu’il faudrait se mettre à détester un max de trucs qu’on a adorés et pas fini d’aimer ! Parce que si on doit faire la « to-undo list » de tout ce qui nous lie aux énergies fossiles, de nos vilaines habitudes anti-biosphère, de tout ce qu’il nous faut éliminer pour rester dans les saines limites planétaires… Eh ben ta méga liste de régime des « choses à haïr/bannir », elle ne tiendra pas sur le frigidaire ! Et même, à supposer qu’on y arrive, qui nous dit que l’on tiendrait encore debout ? Moi je parie volontiers sur notre plasticité, comme tu sais, mais jusqu’où peut-on se transformer sans s’effondrer ?

Lui – Naaan, t’as pas compris : l’idée pour répondre à la catastrophe écologique, ce n’est pas de renoncer à ce que l’on aime, mais plutôt se demander d’urgence ce que l’on aime vraiment faire, ce que l’on voudrait vraiment ne jamais arrêter de faire. C’est peut-être ça qui pourrait nous sauver.

Elle – No mansplaining please. Donne un exemple !

(Non loin, sur le trottoir d’en face, un homme allume une cigarette).

Lui – Bah voilà, la cigarette c’est le parallèle parfait pour penser nos dépendances nocives. Je t’avais raconté comment j’ai arrêté de fumer ? J’avais 21 ans, c’était pendant les grandes vacances, au bord du lac sauvage de mon enfance, que je traversais à la nage. Eh bien ce jour-là, à la mi-longueur, j’étais cuit. Plus de souffle, impossible de continuer. Ça a été comme un choc, une contradiction vécue entre mon plaisir de fumer et le bonheur de nager, avec tout son milieu associé. Mais l’amour de la nage l’a emporté. Ça m’a pris un mois, je suis venu chaque jour, j’ai remplacé l’ancienne habitude par une nouvelle. Bon, j’avoue que j’ai aussi quitté la grande ville, mes études de philo, la posture à la Jean-Paul Sartre clope au bec, ahah.

Elle – Ok, je vois, mais du coup on fait quoi de celles et ceux qui n’ont aucune envie de renoncer ?

Lui – Bonne question. Y’aura toujours ceux qui préfèreront ne pas penser que c’est mauvais pour leur santé, ni même celle des autres. Parce qu’au fond, notre situation de pollution généralisée est un peu comme celle de fumeurs actifs et/ou passifs, enfermés à vie dans un espace fini, une chambre sans fenêtres, impossible à aérer. Notre Terre et son air, mélange indissociable de commun positif (son oxygène indispensable) et de commun négatif (les gaz toxiques émis par les humains et leurs machines). Le fumeur invétéré sait bien que son entourage pâtit de sa fumée, mais préfère ne pas y penser, s’auto-persuader d’une invention scientifique qui finira bien par purifier l’air, pour concilier sa « passion clope » avec la poursuite de sa vie et celle de ses proches.

Elle – Ouais, ça c’est l’idéal-type américain de George Bush, un way of life « non négociable »… Tu te rappelles la citation de Neil Young griffonnée par Kurt Cobain avant de se donner la mort ? « Its better to burn out than to fade away » ?

Lui – Mieux vaut brûler vivement que s’éteindre à petit feu. Et comment que je m’en souviens, c’est moi qui te l’avais envoyée ! En somme, brûler la chandelle par les deux bouts plutôt que s’économiser pour faire durer une vie pépère, sans panache ni intensité. Les communs négatifs, eux, ils s’en tamponnent. Full individualisme, mode « à fond les ballons et après moi le déluge » pleinement assumés. Avec ceux-là, pas grand-chose à faire je pense, à part les combattre pour les empêcher de nuire. Mais ce ne sont pas eux qui m’intéressent…

Elle – Je sais ce que tu vas me dire… Tu vas me parler de tes élèves de CM2, qui vivent à une dizaine de kilomètres du Mont Blanc mais ne sortent quasiment jamais de leur cité HLM, toujours sur leurs écrans… Et pour toi, sauver ces enfants, c’est sauver la terre entière…

Lui – Te moque pas, c’est hyper sérieux ! Mais wait, je n’avais pas fini avec mon exemple et ma typologie des fumeurs. T’as aussi la personne qui, simplement, ne sait pas que fumer est mauvais pour sa santé. Et puis tu as celui qui sait que c’est mauvais de fumer, qui souhaite arrêter, mais n’y arrive pas. C’est plus fort que lui. Il pourrait se tourner vers différents dispositifs de désintoxication, ou participer à l’élaboration d’un protocole de renoncement, comme le disent les auteurs d’Héritage et fermeture2… Difficile d’arrêter quand tout le monde fume. Encore plus si cela t’amène à perdre ton boulot.

Elle – Je te vois venir… Tu vas me reparler de la grande boucle capitaliste, où on consomme à la chaîne du matin au soir pour produire… les emplois qui nous font vivre !

Lui – Je sais… Je me répète. Mais, tiens, tu revois la photo que je t’ai envoyée hier, celle du SUV qui était tout customisé en l’honneur de Marlboro, sur le parking en bas de chez moi ? Imagine que son proprio travaille dans l’industrie automobile, qu’il n’aime pas spécialement la bagnole, en déplore d’ailleurs les méfaits, mais ne peut pas totalement s’en passer, ne serait-ce que pour aller au travail. Au fond, ce dilemme de l’utilisateur/producteur, il fonctionne pour toutes les industries aux impacts négatifs sur la biosphère. Autrement dit, quasiment toutes. C’est dingue quand on y pense, non ?

Elle – Tu me confortes surtout dans l’idée que la redirection écologique engage d’abord une réflexivité collective à propos de ce genre de cercles vicieux – par exemple, ça ferait quoi si tout le monde les avait en tête ? En même temps, qu’est-ce que ça change de connaître un cercle vicieux, si on ne peut pas en sortir ?

Lui – Right ! Donc, notre question serait : comment on arrête la clope, en quelque sorte, notre archétype pour parler des passions consuméristes qui abîment la terre et nous enferment ? Il faut sans doute en revenir à l’amour ! Trouver un bon infini pour contrer ce mauvais infini.

Elle – Un bon infini ? Tu veux dire : pas le désir insatiable, sans cesse relancé, d’expérimenter des choses nouvelles, mais celui d’un truc indispensable-durable-renouvelable ? Ça n’a pas l’air très sexy !

Lui – Si si, attends deux minutes. Le mauvais infini, ce serait en quelque sorte celui de la consommation-destruction incessante d’objets, d’activités, tous de durée d’usage et de pratique limitée : une suite temporelle discontinue et sans fin. Par définition, une cigarette ne peut pas être durable : sa consommation la consume. Elle incarne typiquement ce mauvais infini de l’illimité, au sens de l’hubris grec : elle n’est pas produite ni vendue pour être consommée avec mesure. Très addictive, sa substance pousse à en fumer toujours plus. Un peu comme les gains de productivité en usine : l’augmentation de la consommation par unité de temps. Avec l’accoutumance, on doit augmenter le nombre d’objets/cigarettes par jour pour obtenir un effet « qualitatif » comparable, en l’occurrence une sensation de bien-être ou de détente au moins égale. Une autre condition de ce mauvais infini est que fumer requiert peu de compétences ni d’en développer au fil du temps. D’ailleurs, y’a pas de profs pour apprendre à fumer ou mieux fumer ! Alors que d’autres activités nous maintiennent durablement dans un processus où on apprend, on progresse, on découvre de nouvelles possibilités… Et ça, juste avec un seul objet, un piano par exemple, qui va nous contenter et nous occuper longtemps.

Elle – Le piano ?! Sérieusement ? L’objet bourgeois par excellence ! Les fugues de Bach versus TikTok. Ta politique de l’amour, c’est pour les réacs, non ?

Lui – Réac’ toi-même ! La vraie régression anthropologique, c’est celle de TikTok et du scrolling down, ce degré minimal d’effort, ce degré maximal de passivité, une mini-vidéo appelant l’autre ad infinitum… Impossible de dire qu’on n’en ressort pas l’esprit lessivé, avec la sensation poisseuse d’avoir perdu son temps ! Ce qui m’intéresse c’est l’idée d’un objet fini contenant en lui la possibilité de jeux infinis – dans sa structure même, et non pas comme réceptacle de contenus extérieurs importés. Un musicien ne pourra jamais dire « j’ai tout joué », pas plus qu’un joueur d’échec, de foot, de tennis, etc., « j’ai joué toutes les parties ». Au bon infini du sujet actif, s’oppose le mauvais infini des trucs produits et consommés à la chaîne, où il est simplement impossible de tout voir, ou tout entendre, de ce qui a été fait par d’autres. En une vie finie, impossible aussi de faire le tour des destinations touristiques du monde entier.

Elle – Tu me rappelles le livre de l’écrivain Raphaël Meltz, Lisbonne, voyage imaginaire, qui fait le pari de montrer que, sans se déplacer, par les seules ressources d’internet, on peut se rendre bien plus sensible à la ville qu’en allant sur place quelques jours. En devenir un passionné actif 3 !

Lui – Il y a de ça, même si tu sais que rien ne remplace l’expérience des cinq sens. Mais ton exemple rejoint bien la passion. Non pas aliénante mais individuante : investissement dans une activité, qui nous plait et dont on ne voudrait se passer pour rien au monde. La liste des passions est aussi longue que celle de toutes les pratiques actives. Mais à la différence du mauvais infini de la passion passive, le passionné actif peut parfaitement n’avoir qu’une seule passion, ou un nombre limité de passions. Pour résumer, le « bon infini » est délié de la consommation de tout par et pour tous, et resserré sur le développement pour et par chacun de quelques activités, porté par le fait de bien savoir ce qu’on aime faire et de pouvoir bien le faire. Il serait par définition durable, car les êtres et les activités que l’on aime, on ne peut que vouloir qu’ils durent ; on s’emploie à les préserver, les perpétuer, pour ne jamais les perdre.

Elle – En fait, ce critère de la durabilité marche même pour les objets ! Lorsqu’on aime vraiment un vêtement, ça paraît contradictoire de vouloir en changer. On l’aime aussi comme pour toujours. Or c’est tout l’art du marketing, de nous faire idéaliser nos achats, avant de les déprécier au profit d’autres, vendus comme meilleurs encore… Alors que l’essentiel est en nous… Parce qu’on le vaut bien ! Ou, plus sérieusement, qu’on a le désir, bien plus encore que d’explorer facilement des plaisirs tous azimuts, de devenir et d’être vraiment bon à quelque chose. Ça c’est quand même LE truc, ancré dans notre condition anthropologique de vivants un peu bizarres, ceux qui se produisent en agissant. LE truc qui pourrait nous faire sortir du cercle infernal, non ?

Lui – Yes, mais t’es trop abstraite… Je dirais ça autrement, moi : dans la consommation passive, l’objet au mieux s’améliore, mais pas la personne. Impossible de dire : « je suis bon à scroller sur TikTok, je me suis amélioré au dernier Iphone, j’ai réussi au spa ! ». Si le mauvais infini est la cause du désastre écologique, de l’épuisement des vivants, on pourrait peut-être dire que le bon infini en est le remède, tu ne crois pas ? D’un point de vue strictement écologique, un passionné actif, à qui sa pratique ne laisse guère le temps de s’adonner à des activités polluantes, a une empreinte environnementale quasi nulle, comparé à la consommation indéfinie d’objets et les expériences à la chaîne. Et comme il retrouve un monde infini au sein d’une planète finie, on sort de l’opposition entre raison écologique et passion consumériste : c’est la vraie passion écologique à cultiver ! Et elle est multiforme. Je crois vraiment qu’aucun objet, ni expérience isolée, aussi plaisante, jouissante, soit-elle, ne peut combler ce désir fondamental : être bon (et utile) à quelque chose et aux autres. Est-ce qu’on peut même s’aimer durablement sans ça ?

Elle – Bon, ok, mais je croyais qu’on était en guerre, que la seule chose importante était la stratégie – qu’on voulait donc une politique de l’amour ! Et il suffirait de disperser à tous vents une bonne parole d’amour ?!

Lui – Bien sûr que non ! Pas de politique sans éducation. Les boomers qui roulent en grosse cylindrée ne vont pas se mettre à jouer au Mille bornes autour d’une tisane d’orties. Pour cette génération, et même la nôtre, c’est foutu, ou pas loin. Pour ne pas avoir du mal à arrêter de fumer, le plus simple est de ne pas commencer. C’est pour ça que je crois au rôle stratégique de l’école. Mais à condition de promouvoir la conception de l’éducation défendue par Platon, et Aristote à sa suite, visant à la formation du caractère, de l’éthos vertueux par l’habitude. Parce que l’éthos, de caractère, est le produit de l’éthos d’habitude. Pour Platon, l’éducation n’a pas d’autre but que de donner de bonnes habitudes : faire aimer durablement les bonnes choses. Tiens, je relisais un passage des Lois avant de venir. (Il fouille dans son sac, parcourt les pages cornées). Voilà, c’est super clair :

« À vrai dire, je prétends que chez les enfants, les premières sensations de leur âge sont le plaisir et la douleur, et que c’est en elles que la vertu et le vice commencent à être présents à l’âme, tandis que la réflexion et les opinions vraies qui présentent de la fermeté, c’est une chance pour quelqu’un d’y parvenir, même lorsqu’il approche de la vieillesse. Quoiqu’il en soit, l’homme qui possède ces biens et tout ce qu’ils renferment atteint la perfection. Dès lors, j’entends par éducation l’éclosion initiale de la vertu chez l’enfant. Si le plaisir, l’affection, la douleur et la haine apparaissent donc comme il faut dans l’âme, avant qu’elle puisse en saisir la raison, et si, lorsque l’âme en a saisi la raison, ils s’accordent avec la raison pour reconnaître qu’elle a pris de bonnes habitudes, c’est cet accord qui constitue l’excellence dans sa totalité. Mais la partie de la vertu qui concerne la formation au bon usage des plaisirs et des douleurs et qui fait que, du début à la fin, on prend en haine ce qu’il faut prendre en haine et qu’on chérit ce qu’il faut chérir, cette partie, si, après l’avoir isolée par la raison tu l’appelais “éducation”, tu aurais raison à mon avis de l’appeler ainsi ».

Pas mal aussi pour tordre le cou à l’idée reçue d’un Platon intellectualiste. Les affects sont premiers, ça devrait te plaire ça !

Elle – Ouais, je ne boude pas mon plaisir… Mais mettre l’école au premier rang de la formation des habitus, t’imagines ! Le rôle de l’éducateur serait d’habituer les enfants à prendre plaisir aux bonnes choses, et à détester les mauvaises, avant même qu’ils ne les éprouvent et jugent telles par eux-mêmes… Mais qui va décider de ce qu’il convient de chérir ou d’écarter ?

Lui – Face à l’urgence écologique, il n’est pas si difficile d’établir des critères minimaux : d’abord, exclure tout ce qui est incompatible avec les limites planétaires. Par exemple, ne pas donner aux enfants l’habitude de manger quotidiennement de la viande… Platon se situe dans une phase de « conditionnement » des plaisirs antérieurs à l’usage de de la raison. Il semble donc plaider pour l’ignorance et la suppression de l’objet de la tentation : ne pas connaître le goût de la viande paraît le meilleur moyen de ne pas risquer d’y prendre goût. Mais oui, il serait vain de vouloir déployer cette politique en milieu scolaire. Les enfants n’y passent qu’une petite partie de leur temps, la formation des goûts et des couleurs se fait surtout à l’extérieur, dans la famille notamment, je sais bien…

Elle – La botte secrète du maître d’école – dans la version redirection écologique, ce serait quoi alors ? Tu voudrais les faire entrer de force dans le bon infini ?!

Lui – Ni plus ni moins que leur faire découvrir ce qu’ils aiment (faire) – au sens de technè, d’une activité impliquant un apprentissage et une pratique prolongée, dans un rapport étroit à soi et aux matériaux impliqués, où on peut progresser, s’améliorer, créer, indéfiniment. Là encore, Platon est un bon guide, à travers la voix de l’Étranger d’Athènes, toujours dans les Lois – désolé si je te bassine avec lui, mais… (il reprend le livre, tourne les pages rapidement)… voilà, j’ai retrouvé le passage.

« Je me lance, et je déclare qu’un homme destiné à être bon en quelque occupation que ce soit doit s’y adonner dès l’enfance, aussi bien en s’amusant qu’en s’y appliquant avec sérieux, en chacune des occasions qui concernent l’activité en cause. […] Ainsi utilisera-t-on les jeux pour orienter les plaisirs et les désirs des enfants dans la direction qu’ils doivent emprunter pour atteindre leur but. Ainsi d’après nous, pour l’essentiel, la bonne façon d’élever les enfants, est celle qui amènera le mieux possible l’âme de l’enfant qui s’amuse à aimer ce en quoi, une fois devenu un homme, il devra être passé maître, à savoir l’excellence dans l’occupation qui sera la sienne. »

C’est fou de penser que toute la tradition philosophique a limité quasi exclusivement la question de l’amour ou du désir, à ceux attachés à un objet ou une personne… Rien sur les activités désirables ! C’est une urgence stratégique de sortir de ce trou noir ! Il faut un changement de régime, mais pas au sens de diète, restriction et serrage de ceinture, mais de régime généralisé des activités-passions compatibles avec les limites de la biosphère. Des « vrais boulots » pour tous, si tu préfères ! Des activités qui nous tiennent à cœur, et qui permettent notre engagement actif et notre « croissance »4. Bon, y’a sûrement plein de contre exemples, mais il me semble que, plus on est actif, moins on a d’effets négatifs sur notre milieu. Et inversement…

Elle – OK, mais tu opérationnalises ça comment avec tes élèves ?

Lui – Y’a deux questions, deux expériences de pensée, que j’aime beaucoup travailler dans la durée avec eux : primo, « si tu avais le pouvoir de tout faire, de tout changer, qu’est-ce que tu ne changerais pas ? » ; secondo, « qu’est-ce que tu n’aimerais pas qu’un robot fasse à ta place ? » La première vise à leur faire réaliser – j’aime bien ce sens de réaliser – que ce que l’on aime vraiment, on ne veut pas le perdre, ni en changer ou le changer. On veut le garder, qu’il reste et dure tel qu’il est. Cela concerne aussi bien des personnes, des objets, des lieux que des activités. Par exemple, j’ai un élève qui m’a dit que le foot il n’y toucherait jamais au grand jamais, que l’on ne peut pas faire mieux !

Elle (rigole) Gary, dans La vie devant soi, fait dire à Momo qu’« on pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens, parce qu’on ne peut pas faire mieux dans le genre » ! 

Lui – Au compte-goutte, pour moi, Gary… Mais tu m’as interrompu ! Ma seconde question, elle permet plus d’identifier ce qu’ils aiment vraiment faire, d’en faire un objet d’enquête, à la fois ensemble et pour chacun. Et quand on creuse, ça relève toujours d’activités ni trop faciles, ni trop difficiles, impliquant une dimension de pratique et d’apprentissage continus, réguliers, quasi rituels, mais aussi de mise à l’épreuve de soi et d’aventure rompant avec le cadre habituel… sans être hors de portée. Je t’avais raconté ça : quand on avait fait une sortie, dans une forêt où ils ne vont jamais alors qu’elle est à 15 minutes à pieds de chez eux, traverser un petit torrent, en construisant un pont avec des branchages, ça avait suffi à leur bonheur : tous m’avaient dit que c’était mieux que les jeux vidéo ! Puis y’a aussi mon expérimentation plus quotidienne autour du jardinage. Apprendre en apprenant à cultiver… Du Dewey actualisé au goût de l’Anthropocène, ça ne peut que t’intéresser ça aussi !

Elle – Oui, ton fameux projet « Le couscous. Du potager à l’assiette en passant par la planète ». Tu m’as déjà raconté que vous commenciez par inventorier tout ce que ça suppose de partager un couscous, d’en produire les légumes, et qu’à travers ça ils travaillaient l’essentiel du programme de l’année scolaire… jusqu’au dîner final avec les familles chargées de cuisiner votre production ! Mais on est d’accord, l’amour de la nature ou du vivant ne suffira pas5, l’enjeu c’est de le cultiver, à la fois au sens de l’agriculture, et d’activités engageantes et respectueuses de la biosphère. Pour espérer dégager un peu l’horizon !

Lui – Tout à fait ! L’idée c’est de partir de ce que les élèves aiment. Pareil pour nous. Sans ce point d’appui, comment enquêter sur les communs négatifs, arriver à les désinvestir ou à les gérer collectivement, au lieu de les ignorer ? L’objectif ici, c’est bien de changer de régime de savoirs, mais aussi et surtout de désirs et d’activités, par le moyen même de l’enquête et de la pratique desdites activités ! Un peu conformément à l’adage, « l’appétit vient en mangeant », où pratique et amour de quelque chose se conditionnent et se développent, se renforcent mutuellement. Bref, pour pouvoir renoncer à ce qui sape l’habitabilité de la Terre, il faut un ancrage dans des activités qui nous tiennent (à cœur). Imaginons que la majorité des jeunes acquière un rapport plus réflexif à ce qui serait bon pour eux et pour la Terre, et qu’une fois en âge de travailler, ils n’aient aucune envie de participer à la consommation/production de voitures, ou à toute autre industrie polluante. Ça donnerait quoi, tu crois, un giga gap entre l’offre d’emplois et leur demande, pour parler le langage des économistes ? Food for thought !

1Un après-midi parisien pluvieux, au sortir dune stimulante intervention dAlexandre Monnin sur la redirection écologique et les communs négatifs. Toute ressemblance avec des personnages réels ou des théories réellement soutenues serait purement fortuite. Nous remercions vivement Nathan Ben Kemoun pour son commentaire dune version antérieure de ce texte.

2E. Bonnet, D. Landivar, A. Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021.

3E. Gomart et A. Hennion, « A sociology of attachment: music amateurs, drug users », The Sociological Review, 47 (1), 1999, 220-247.

4A. Bidet et C. Gayet-Viaud (dir.), L’engagement comme expérience, Paris, EHESS, Raisons pratiques, 31, 2023.

5V. Rigoulet et A. Bidet, Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant, Paris, Le Croquant, 2023.