Tribune de la présidentielle 2007

Election et raison démocratique

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Article paru dans l’édition du Monde du 22.03.07La présidentielle n’est pas l’incarnation du pouvoir du peuple. C’est
l’inverseCette élection présidentielle, comme les précédentes, donne aux médecins
bénévoles ou intéressés l’occasion de reprendre l’antienne de la crise ou du
malaise de la démocratie. Il y a cinq ans, ils se déchaînaient contre ces
électeurs inconscients qui votaient selon leur goût personnel pour des «
candidats de protestation » et non en citoyens responsables pour des «
candidats de gouvernement ».

Aujourd’hui, ils dénoncent l’empire des médias qui « fabrique » des
présidentiables comme on lance des produits. En dénonçant ce qu’ils
considèrent comme une perversion de l’élection présidentielle, ils
confirment le postulat que cette élection constitue bien l’incarnation
suprême du pouvoir du peuple.

L’histoire et le bon sens enseignent pourtant qu’il n’en est rien.
L’élection présidentielle directe n’a pas été inventée pour consacrer le
pouvoir populaire mais pour le contrecarrer. Elle est une institution
monarchique, un détournement du suffrage collectif destiné à le transformer
en son contraire, la soumission à un homme supérieur servant de guide à la
communauté. Elle a été instituée en France en 1848 comme contrepoids à la
puissance populaire. Les républicains avaient cru en limiter le risque par
un mandat de quatre ans non renouvelable. Le coup d’Etat de Louis Napoléon
fit prévaloir l’esprit monarchiste de l’institution sur sa forme
républicaine.

Après 1870, il n’en fut plus question jusqu’à ce que de Gaulle la rétablît
en 1962. Il s’agissait, dit-il, de donner à la nation un guide au-dessus des
partis. Il s’agissait en fait de donner tout pouvoir à ce guide en mettant
l’appareil entier de l’Etat au service d’un parti minoritaire. Toute la
gauche alors le comprit et vota contre cette institution. Apparemment, tous
l’ont oublié : les socialistes qui découvrirent, avec les avantages
pratiques du système, les charmes privés de la vie de cour ; les communistes
et l’extrême gauche qui y trouvèrent les moyens de monnayer leurs voix en
vue des partages de circonscriptions ou de faire un peu de propagande pour
leur boutique. Rien d’étonnant à ce que tous, ou à peu près, aient fait
choeur en 2002 pour plébisciter le candidat de cette « démocratie ».

Aujourd’hui comme hier, pourtant, l’élection présidentielle est la
caricature de la démocratie. Elle la ramène au modèle économique qui
gouverne notre monde, la loi de la prétendue concurrence au service du «
choix rationnel » des individus. Le pouvoir d’intelligence de chacun et le
pouvoir de décision collectif sont censés s’y exercer en choisissant un
individu doué de vertus exactement antagoniques : représentant de son parti
et indépendant à l’égard des partis, penché à l’écoute de nos « problèmes »
et capable de nous imposer les lois de la science gouvernementale.

Ils sont censés valider en même temps un charisme personnel et la
rationalité d’un programme, fabriqué sur la base des petits bouts
d’expertise apportés par les spécialistes de chaque domaine, chiffrant ce
qu’on va dépenser pour la santé ou pour la justice, pour l’entreprise ou
pour le logement, en répartissant par avance les bénéfices d’une croissance
à venir qui dépend elle-même de la confiance que « les marchés » voudront
bien accorder à tel patchwork d’expertises et de promesses plutôt qu’à tel
autre.

Certains croient élever notre participation collective en « interpellant »
les candidats et en leur demandant des engagements pour la création de tel
enseignement, le soutien de telle activité artistique ou le développement de
tel type de traitements.

La « vigilance démocratique » qu’ils prétendent ainsi exercer ne fait que
consacrer la démission collective au profit d’une sagesse suprême censée
veiller en même temps aux grands enjeux de la planète et à la distribution
de chaque centime entre chaque groupe de pression.

Le modèle économique du libre choix et de la libre concurrence que des voix
complaisantes opposent aux rigueurs de l’étatisme est en fait exactement
homologue aux formes de l’emprise étatique sur nos pensées et nos décisions.
Qui prétendra déterminer la balance entre les profits et les coûts des
mesures proposées par chaque candidat pour la justice et pour les
transports, pour l’enseignement et pour la santé ? Qui saura calculer le
rapport entre l’équilibre interne des programmes, l’autorité prêtée à celui
ou celle qui doit les incarner et la « confiance des marchés » ? Celui qui
voudrait le faire honnêtement serait naturellement conduit à l’abstention.
Le choix est, de fait, entre l’abstention et la décision de s’en remettre en
votant à ceux qui se déclarent plus capables que nous de faire le calcul.

Le pouvoir que l’on exerce en votant pour tel ou telle n’est pas le choix
rationnel du plus capable, c’est simplement l’expression du sentiment vague
que tel bulletin confié au secret de l’urne exprime mieux la préférence que
l’on a pour l’autorité ou pour la justice, pour la hiérarchie ou pour
l’égalité, pour les pauvres ou pour les riches, pour le pouvoir des
compétences établies ou pour l’affirmation de la capacité politique de
n’importe qui.

Le paradoxe est que ce sentiment vague, qui dit la vérité du prétendu choix
rationnel des offres concurrentielles, est plus proche en définitive de la
véritable rationalité politique : la politique, en effet, est d’abord
affaire de sentiments « vagues » sur quelques questions de principe : sur la
question de savoir si ceux qui vivent et travaillent dans un pays
appartiennent à ce pays, si ceux ou celles qui font le même travail doivent
recevoir des salaires différents selon leur sexe, si ceux ou celles qui se
présentent pour un emploi ou un logement doivent être distingués selon leur
origine et la couleur de leur peau, et en définitive si les affaires de la
communauté sont les affaires de tous ou celles d’élites composées des
professionnels du gouvernement, des puissances d’argent et des experts de
telles écoles et de telles disciplines.

Ce sentiment se formule, de manière cryptée, à travers les abstentions ou
les votes déviants pour les candidats de « protestation » ; il s’exprima
plus clairement déjà dans le refus d’une Constitution européenne que tous
les experts présentaient comme l’incarnation de la raison et de l’avenir
radieux. Il prend sa forme propre avec l’action collective de tous ceux et
de toutes celles qui affirment leur capacité de juger de la validité de
telle mesure concernant l’emploi ou les retraites, l’enseignement, la santé
ou la présence des étrangers sur notre sol, de sa conformité au sens de
notre communauté et de ses conséquences pour l’avenir.

Le quinquennat qui s’achève en a éprouvé les conséquences. La loi sur le CPE
votée par le parti tout-puissant du président plébiscité s’est trouvée
caduque quand des dizaines de milliers d’étudiants ont pris sur eux de
remettre en cause l’avenir qu’elle leur proposait, d’agir et de constituer
autour de leur action une autre « opinion publique ».

Il n’y a pas de crise ou de malaise de la démocratie. Il y a et il y aura de
plus en plus l’évidence de l’écart entre ce qu’elle signifie et ce à quoi on
veut la réduire.